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faut dépasser. Le style, c'est le langage acquérant un pouvoir à la fois significatif et suggestif.

Significatif, c'est-à-dire qu'une irréprochable clarté doit en être la marque. Il faut que les mots soient employés dans leur acception normale de manière que, à peine lu ou prononcé, chacun d'eux évoque l'idée ou l'image distincte que l'usage y a attachée. Il convient également que la syntaxe et la construction ne laissent aucune place à l'équivoque.

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Suggestif, parce que la vertu propre du style, c'est de communiquer à l'assemblage des mots un accent spécial, de même que l'accent de la voix, dans le langage parlé, communique aux mots quelque chose de plus que leur sens normal et les nuance différemment, suivant l'intonation, le visage, le geste.

Ex.:

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Soit le passage suivant de Bossuet, sur la mort d'Henriette d'Angleterre :

"Quoi donc, elle devait périr si tôt ! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin, elle fleurissait, avec quelle grâce vous le savez; le soir nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions, par lesquelles l'Ecriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse si précises et si littérales. "

Les mots qui sont employés dans ce morceau sont pris dans un sens très clair: il n'est pas besoin de commentaire explicatif pour les comprendre. Mais en même temps l'émotion personnelle de l'orateur qui avait connu la princesse, qui l'avait dirigée et appréciée mieux qu'aucun autre dans cette cour de Louis XIV, dont elle était l'ornement et la joie-communique à ces mots si simples je ne sais quel frémissement de pitié.

Et c'est ainsi que le style apparaît ici avec le double caractère que nous lui avons attribué et que résument ces deux mots " significatif," "suggestif"; d'où sa puissance sur l'âme.

3. Qui ne voit les avantages de se former le style? 1° “Utilité toute pratique" d'abord. Chacun est exposé à écrire une lettre aux journaux, à publier un rapport, à rédiger un discours. Faute d'exercice, on paraît gauche et maladroit.

"C'est trop peu estimer le public de ne prendre pas la peine de se préparer, quand on traite avec lui. Et un homme qui paraîtrait en bonnet de nuit et en robe de chambre, un jour de cérémonie, ne ferait pas une plus grande incivilité que celui qui expose à la lumière du monde des choses qui ne sont bonnes que

dans le particulier, et quand on ne parle qu'à ses familiers ou à ses valets." (G. de Balzac, cité par Brunetière: Ess. de litt. 293.)

Voilà ce que l'on peut dire à ceux qui étalent dans leurs écrits la platitude de leur pensée et l'incorrection de leur langage, et qui croient en outre "écrire divinement."

2° "Utilité plus élevée." S'habituer à bien écrire, c'est au fond s'habituer à bien penser. Car le langage n'est clair, élégant, "suggestif" enfin, que si la pensée dont il est l'enveloppe a ellemême ces qualités. Et cette culture, qui est la condition du style, est la parure de l'esprit, quelle que soit la profession à laquelle on s'applique, et elle permet de servir la cause que l'on aime, en quelque ordre que ce soit.

-"Pourquoi, disait Mgr Dupanloup, ne pas unir à la science du droit et des affaires, les études littéraires, historiques, philosophiques? Dans ces études, dans cette haute culture de l'esprit et de toutes les facultés brillantes de l'âme, il y a plus encore qu'un charme, il y a une lumière et un secours pour la science du droit elle-même et pour le talent de la parole. Est-ce que la parole d'un magistrat ou d'un avocat lettré n'emprunterait pas à ces connaissances une élévation, une gravité, un attrait, une dignité, une puissance de plus? Est-ce qu'il n'y a pas entre les facultés de l'esprit humain de secrètes harmonies? Est-ce que toute culture élevée, généreuse, féconde, ne profite pas en définitive à l'esprit lui-même et ne grandit pas l'homme tout entier ?"

"O prose! mâle outil et bon aux fortes mains.

Quand l'esprit veut marcher, tu lui fais des chemins;
Grave dans le combat, légère dans la joute,

En habit d'ouvrier, libre, tu suis ta route,

Marchant droit vers le but, tu n'as jamais besoin

D'abdiquer lâchement le mot vrai qui fuit loin,

Tu le prends au galop, de lui seul occupée :

Le vers n'est qu'un clairon, la prose est une épée."

(L. VEUILLOT: Rimes et raisons.)

* **

II.

Quels sont les écrivains les plus propres à aider à la formation du style?

On s'étonne vraiment de constater que des hommes d'un esprit judicieux, comme M. Lanson par exemple, proposent des programmes de lecture tellement vastes qu'il est impossible de les

remplir. Voici la liste des ouvrages qui, selon cet auteur, devraient être les livres de chevet de tous ceux qui aspirent à cultiver leur exprit Homère, les tragiques grecs, Hérodote, Thucydide, quelques dialogues de Platon et discours de Démosthène; Plutarque, Epictète, Marc-Aurèle; Lucrèce, quelques discours de Cicéron, quelques traités de Sénèque et ses lettres à Lucilius; Tite-Live, Tacite, Virgile, les beaux épisodes de Lucain, quelques morceaux d'Ovide et de Catulle; Juvénal avec un bon commentateur et beaucoup de coupures; les Evangiles, la Cité de Dieu de saint Augustin; Shakespeare, Milton; Dante; Don Quichotte de Cervantès; quelques extraits du moyen âge français; puis les meilleurs écrivains des trois derniers siècles, en insistant surtout sur le XVII et le XIX siècle (1).

Proposé à la jeunesse, ce programme est loin de l'idéal chrétien, et nous paraît inacceptable. Son amplitude d'ailleurs risque de décourager à première vue; et, à moins d'y consacrer cinq ou six années, il est impossible de faire autre chose qu'effleurer d'un regard rapide un si grand nombre d'ouvrages. Or, ce mode de lecture est pernicieux.

Nous ne nous arrêterons pas, pour le moment, à dresser de ces listes démesurées dont personne ne tient compte. Mais nous pouvons indiquer quelques livres qui nous paraissent particulièrement propres à la formation générale du style; et nous bornerons ici notre choix aux suivants :

I. "Les Caractères de La Bruyère," édition de l'abbé Julien (Poussielgue. Paris), édition revue et annotée, que l'on peut mettre à la disposition des élèves.

Ce livre est d'une finesse de vue et de jugement tout à fait rare et qu'il faut lire et relire par petites tranches, en le savourant à loisir. On peut dire que tous les secrets de style sont dans ce chef-d'œuvre incomparable.

II. "Sermons choisis" de Bossuet, par Ch. Urbain (in-12 Lecoffre. Paris).

Peut-être faudrait-il donner la préférence au l'histoire universelle," édition Jacquinet.

"Discours sur

III. "Les Mémoires d'Outre-tombe" de Chateaubriand, que nous préferons à ses autres œuvres, parce que, outre ses qualités habituelles, son style y est empreint d'une simplicité qui manque assez souvent aux Martyrs et au Génie.

(1) Conseils sur l'art d'écrire, p. 18.

Si l'édition Ed. Biré 6 vol. in-12, Garnier, Paris - la meilleure et la seule critique, paraissait trop chère ou trop volumineuse, on trouvera un abrégé très acceptable et irréprochable, édité l'an dernier, par l'abbé Molien, (in-8. Vitte, Lyon.)

IV. De Chateaubriand nous passerions à L. Veuillot, l'illustre polémiste, que M. Jules Lemaître a appelé "l'un des cinq ou six grands prosateurs du siècle." Formé par la lecture des classiques, Veuillot se les est assimilés à fond: il peut résumer toute une série d'écrivains, ses modèles. Un commerce fréquent avec quelquesuns de ses ouvrages, par exemple: "Çà et là," "les Libres-Penseurs" surtout, "Historiettes et Fantaisies" et "Correspondance”... serait extrêmement profitable.

V. Ajoutons encore quelques œuvres de critiques contemporains; l'on peut choisir parmi les suivants :

1° "Dix-neuvième siècle, Etudes littéraires," par E. Faguet (in-12, Oudin. Paris.)

2o "Portraits contemporains," par R. Doumic (in-12, Delaplane.)

"

3° La religion des contemporains par l'abbé Delfour (2 volumes 12. Lecène, Paris.)

4° "Dix-neuvième siècle: Esquisses littéraires et morales par le R. P. Longhaye (1 vol. in-18. Retaux. Paris.)

La liste des ouvrages indiqués est courte, comme on le voit ; mais la lecture assidue et bien faite inculquera aux lecteurs le souci constant de la tenue et de l'expression ingénieuse.

Remarquons d'ailleurs que ce choix d'œuvres nous est dicté par des considérations spéciales; en voici le principe directeur : Il ne s'agit point de déterminer quelles sont les œuvres les plus belles, au point de vue absolu, mais "quelles sont les plus utiles pour qui veut former son style. Il est évident que la valeur de La Fontaine est, de l'aveu commun, supérieure à celle de La Bruyère; mais par son extrême originalité elle-même, le fabuliste est moins propre que le moraliste à servir de guide à des débutants. Son art très subtil, très personnel, livre plus difficilement ses secrets. Nous visons, nous, un but "essentiellement pratique." Nous venons de dire ce qu'il faut lire; nous dirons la prochaine fois comment il faut lire.

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11.-PARTIE PRATIQUE.

N° I.

LE RENARD ET LA CIGOGNE.

Compère le renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la cigogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d'apprêts ;
Le galant, pour toute besogne,

Avait un brouet clair; il vivait chichement.
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette :

La cigogne au long bec n'en put attraper miette;

ANALYSE LITTÉRALE.

1 v.-"Compère," le parrain par rapport à la marraine ou "commère“. -- P. ext. Personnes unies par l'amitié ou la camaraderie (ici): Un gai compère; une méchante commère :-"Frais" dépense faite pour établir, entretenir, exécuter une chose; "se mettre en frais": faire plus de dépense que de coutume. 2 v. Retint à garder quelqu'un pour qu'il dîne ou couche dans une maison.-"Commère, signifie aussi une femme délurée, bavarde (Fabl. vIII. 6.) 3 v.—“Régal, grand repas, festin.-P. ext. : plaisir de la table: Ce plat est unn-pour moi ; -un plaisir de l'esprit : Cette poésie est un vrai régal."Apprêt" (surtout au pluriel) disposition prise en vue d'un usage prochain : Les-du supplice, du départ, du voyage, du festin.-Fig. : affectation dans les manières, le langage: Un style apprêté.

4 v.—“Galant”, homme habile, rusé (ici). Un galant homme: homme aimable, empressé, un honnête homme (“Fabl. I. 15)—“Besogne, signifiait jadis "ce qui sert aux besoins: donc ici "pour tout mets". Aujourd'hui ce mot désigne un travail, un ouvrage qu'il faut faire.

5 v. Brouet, vieilli aliment liquide, bouillon, jus etc.-"Chiche" qui donne peu; "chichement en dépensant peu (ici).

6 v.-" Assiette manière dont quelqu'un est assis ou dont quelque chose est posée sur sa base : L'-d'une tour, d'une citadelle, d'un impôt. P. ext.: vase à fond plat pour recevoir les aliments (ici).

7 v. Miette, parcelle qui tombe du pain rompu ou coupé ; — P. anal. : parcelle d'aliment (ici). P. ext.: parcelle: Mettre un vase en miettes: en mille morceaux,

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