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lieux pour adoucir l'amertume de ses angoisses? C'est là qu'il l'a vu tant de fois égayer son enfance heureuse, développer au travail les torces grandissantes de sa jeunesse ; c'est là qu'il espérait le contempler toujours jusqu'au soir de sa vie. Hélas! maintenant où est le prodigue? dans quelle région, sur quel rivage, au fond de quel désert ?... Que fait-il? A-t-il succombé à la misère et à la faim ?... O déchirantes incertitudes! O séparation sans espérance!

L'âme cruellement torturée, le vieillard dirige ses pas affaiblis vers un coteau voisin, au pied duquel se déroule la route des caravanes et des voyageurs. Là, il s'assied en soupirant contre un tronc de cèdre, témoin chaque jour de ses pleurs et de ses sanglots; tantôt il demeure immobile, rêveur, tantôt il lève au ciel ses yeux humides de larmes, en murmurant une prière ardente au Dieu de ses pères, tantôt il interroge la plaine qui s'étend à ses pieds, comme s'il pouvait espérer d'y apercevoir celui qu'il a perdu.

Les heures s'écoulent longues et anxieuses; lorsque, au loin le vieillard aperçoit un voyageur; tous les jours il en voyait passer, il en a interrogé plusieurs, mais sans succès et sans espérance de se voir jamais renseigner sur l'objet de ses demandes. Celui-ci approche et marche péniblement. Si c'était lui!... Mais non, ce voyageur a presque l'apparence d'un vieillard, et le fils prodigue est encore dans la force de l'âge. Nouvelle illusion qui va s'évanouir comme tant d'autres! Non, ce n'est pas mon fils, se dit le père désolé ; il a dû périr et je ne le reverrai plus !

Cependant le voyageur, ou plutôt le mendiant en haillons s'est approché et se trouve à quelques pas du vieillard; puis il s'arrête, essuyant la sueur qui ruisselle sur ses joues pâles et flétries, il regarde fixement cette physionnomie vénérable : une visible émotion le fait tressaillir. Ah! le prodigue a reconnu son père ! Il tombe à genoux et s'écrie: "Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre

vous!"

Le vieillard troublé peut à peine en croire ses yeux : 66 Est-ce toi? Est ce mon fils? O ciel!.. Viens, mon cher enfant, viens, dans les bras et sur le cœur de ton père." Dans l'expansion de sa joie, il ne peut se rassasier de le voir et de l'embrasser.

Ils rentrent tous deux au foyer. “Mon fils était perdu et il est retrouvé!" dit l'heureux père à tous ceux qu'il rencontre. Bientôt la maison est en fête; à un silence de mort succèdent les pa

roles de joie, les chants, les accords des instruments de musique. Tous les serviteurs s'empressent de préparer le festin et se réjouissent du bonheur de leur maître.

Et quand les fêtes du retour furent terminées, on vit souvent le père conduire son fils à l'endroit où ils s'étaient retrouvés; et là, ils bénissaient le ciel, l'un de lui avoir ramené le prodigue égaré, l'autre de lui avoir réservé un pardon plein de tendresse et de miséricorde.

No. II.

LA BRUYERE (1645-1696)

LES CARACTÈRES OU LES MEURS DE CE SIÈCLE (1688).
Observation préliminaire.

Nous n'ignorons point qu'il est un certain nombre d observations à faire avant d'entreprendre l'analyse et l'explication d'un auteur. Il faudrait donc préalablement étudier l'HOMME, le milieu, la société où il a vécu; l'ÉCRIVAIN, sa formation, ses œuvres, ses prédécesseurs; l'OUVRAGE, son origine, la date de son apparition, les éditions, etc. Les ouvrages qui fournissent ces détails sur La Bruyère et son œuvre abondent; on nous permettra d'y renvoyer nos lecteurs.

I. LE TITRE DE L'OUVRAGE. (1)

1.- La Bruyère l'emprunte à Théophraste, moraliste grec dont il traduisit les Caractères moraux ou Caractères des mœurs. Comme on le voit, il modifie heureusement ce dernier titre, en inscrivant en tête de son ouvrage : Les Caractères ou les mœurs de ce siècle.

2.-Le mot caractère, pris ici au figuré, désigne le trait ou les traits dominants de la physionomie morale d'une personne : un caractère irascible; un mauvais, un bon caractère; un peintre de

caractères.

Par extension, ce terme devient pour La Bruyère synonyme de portrait moral d'un individu; mais aux portraits contenus dans son album littéraire, s'entremêlent de très nombreuses réflexions ou remarques de tout genre, dont l'ensemble concourt à merveille à peindre les mœurs, c'est-à-dire les habitudes relatives à la manière de vivre, aux usages, aux coutumes de la société du XVII siècle.

(1) Les Caracteres sont étudiés en rhétorique à l'Université,

II. LA PRÉFACE.

1. L'auteur a placé une épigraphe latine en tête de la préface de son livre; elle met en évidence la pensée maîtresse de l'œuvre : "Notre intention a été d'avertir, non de mordre; d'être utile, non de blesser; de faire du bien aux mœurs, non du tort aux hommes.” ERASME (1467-1536).

2. Cette préface, très courte dans la première édition de 1688, augmentée dans la suite de pièces et de morceaux, ne révèle que trop le vice de son origine. Tant de retouches successives ont brisé l'unité de la pensée et créé par suite une inévitable confusion.

Le style même, d'ordinaire si alerte, s'en est ressenti en plusieurs endroits; c'est une raison suffisante qui nous justifie de ne point nous y arrêter.

CHAPITRE I.

DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.

I.—Texte de La Bruyère. (1)

1. Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.

2. Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloit amener les autres à notre goût et à nos sentiments; c'est une trop grande entreprise.

3. C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule: il faut plus que de l'esprit pour être auteur. Un magistrat allait par son mérite à la première dignité, il était homme délié et pratique dans les affaires : il a fait imprimer un ouvrage moral, qui est rare par le ridicule.

4. Il n'est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d'en faire valoir un médiocre par le nom qu'on s'est déjà acquis.

5.-Un ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est donné en feuilles sous le manteau aux conditions d'être rendu de même, s'il est médiocre, passe pour merveilleux ; l'impression est

l'écueil.

(1) Nous suivrons le texte de l'édition de l'abbé Julien, édition classique et corrigée. Il y a d'autres éditions plus complètes: Rébelliau; Labbé; Hémardinquer; d'Hugues ; Chassang.

6. Si l'on ôte de beaucoup d'ouvrages de morale l'avertissement au lecteur, l'épître dédicatoire, la préface, la table, les approbations, il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.

7. Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable la poésie, la musique, la peinture, le discours public.

Quel supplice que celui d'entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais poète !

8. Certains poètes sont sujets, dans le dramatique, à de longues suites de vers pompeux qui semblent forts, élevés, et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre, que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnais à leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre je suis détrompé.

II. - ANALYSe critique eT LITTÉRAIRE.

Dans tout ce qui précède, l'auteur exprime cette idée générale :
I.-Difficultés d'écrire un ouvrage, de morale surtout.

1. FOND-a) Tout... pensent. Première preuve de la difficulté. Si tout a été déjà dit, que dire de neuf ? En morale, les anciens et les modernes ont enlevé la moisson : il ne reste qu'à glaner après eux.

La Bruyère exprime-t-il ici le contraire de sa pensée ? traduit-il au dehors une sorte de découragement? use-t-il d'une précaution oratoire ? Rien de tout cela, selon nous. Il éprouve une légitime admiration, devant le prodigieux développement de la pensée humaine à travers les temps dans tous les genres de composition; c'est une sorte d'avertissement sincère donné au lecteur, qu'il aura le souci de ne point répéter ce que d'autres ont dit avant lui sur la morale.

1. FORME-a) Tout... dit, s. e. dans les livres.

sept... ans. Bossuet adopte, en 1681, la chronologie qui donnait 4,000 ans au monde; La Bruyère admet, en 1688, une autre qui lui accordait 6,000. et qui pensent. Latinisme tombé en désuétude ; ce tour n'est pas incorrect du tout; on l'admettait au XVIe siècle ; c'est comme si l'on écrivait : et des hommes qui pensent.

b) Sur... concerne: pour ce qui a trait à, rapport à, appartient à... le... est enlevé : comme on enlève une belle et bonne moisson d'un champ que l'on a fauché.

glaner, voici l'image correspondante à celle du mot enlevé les habiles, est ici substantif; emploi rare aujourd'hui.

En parlant sans figures, cette seconde phrase signifie : il est difficile de surpasser, dans un livre de morale, Théophraste et d'autres anciens, Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld et d'autres modernes.

2. FOND.-Il faut... entreprise. S'il est difficile de penser et de parler juste, c'est à dire justement, avec justesse, il faut admettre que la composition d'un ouvrage sera également difficile; mais l'auteur semble laisser entendre que, bien que tout soit dit, il suffira à l'écrivain de s'appliquer à ce double travail de la justesse des idées et de l'expression; chacun jouira de la pleine liberté de suivre son goût personnel à la lecture d'un tel ouvrage.

2. FORME.-La phrase est claire, concise, simple, et mérite de passer en proverbe littéraire. - sentiments, avis, opinion; entreprise, dessein,

projet, tentative.

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8. FOND. (a) C'est..... auteur. Seconde difficulté. L'auteur vient de dire qu'il faut des idées justes pour pouvoir écrire, mais il faut en plus l'art, l'habitude de la composition et du style, comme il ne suffit pas d'avoir sous la main les matériaux d'une pendule, il est indispensable de savoir le métier d'horloger. - Ainsi "il faut plus que de l'esprit pour être auteur?'

(6) Un magistrat... ridicule. La Bruyère vient de déclarer qu'il n'est pas si facile que l'on pense d'écrire un livre de morale. De son temps, beaucoup se flattaient de composer des maximes, des portraits, des réflexions morales: il cite aussitôt un exemple, celui de Poncet de la Rivière, qui avait publié un ouvrage sous ce titre : “Considérations sur les avantages de la vieillesse dans la vie chrétienne, politique, civile, économique et solitaire." Ce livre, rare par le ridicule, aurait empêché son auteur d'arriver à la charge de premier président au Parlement de Paris.

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3. FORME (a) C'est. de; la construction régulière serait faire un livre (infin. sujet) est un métier (attribut), d'où résulte cette règle de construction :

On rejette le sujet après l'attribut dans les propositions commençant par c'est, ce sont, etc. : alors le sujet est précédé du relatif que, et ce sujet est ou un nom, ou un verbe à l infinitif, ou une proposition entière.

Ex.—C'est toujours un très étonnant phénomène qu'une société d'hommes qui n'a jamais fait la guerre.

Ex. C'est dans notre siècle un grand spectacle de voir le progrès des sciences.

Ex. C'est un métier que de faire un livre ;- ce que représente encore le relatif latin quod.

comme... pendule. La Bruyère aime à préciser sa pensée; sans ce rapprochement, elle resterait plus confuse; la comparaison la met en relief. esprit est ici synonyme de génie, talent naturel ou acquis.

b) allait... mérite à; pris au figuré, ce mot allait paraît simple, très naturel, et par là même très beau, préférable aux synonymes: se dirigait, marchait, s'avançait vers.

homme délié... au propre, délié indique ce qui tient peu de place à cause de sa finesse (Syn. mince, ténu); au fig., qui passe aisément au travers des difficultés à cause de sa finesse: ici.

et pratique, opposé à théorique, spéculatif, signifie versé dans, qui a l'habitude de, qui sait traiter... Ex.: un esprit pratique.

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