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No II.

LA BESACE.

ANALYSE LITTÉRAIRE.

Le titre seul de la fable attire l'attention: La Fontaine trouvait le sujet lui-même dans Aviénus, poète latin du IV siècle de notre ère, et la moralité dans Phèdre. Mais il se garde bien d'emprunter à ce dernier son titre abstrait : Des défauts des hommes; il préfère un mot pittoresque, imagé, qui résume toute la morale de l'apologue.

L'exposition est solennelle. Pour en comprendre mieux la grandeur il suffit de substituer au texte, aux cinq premiers vers celui-ci, par exemple: "Jupin dit un jour : Que tous les vivants paraissent devant moi ! "

Non-seulement nous n'avons plus les majestueux alexandrins, mais Jupin, le débonnaire monarque du vers vingt-cinq, où il est si bien à sa place, n'est plus Jupiter, le dieu grave et imposant qui tient un langage plein de noblesse. Ecoutons plutôt ses premières paroles :

Que tout ce qui respire.

Voilà une expression à la fois très concise et très ample: la concision est due à l'absence d'énumération : l'ampleur résulte du sens indéfini, qui fait penser à une multitude sans nombre, et résulte aussi de la rime féminine, qui prolonge le mot.

"S'en vienne" est une locution plus solennelle, plus harmonieuse que le simple terme : vienne; de même "comparaître" éveille l'idée d'un acte important, et "aux pieds de ma grandeur" est plus majestueux que " à mes pieds," déjà plus expressif que devant moi. Le poète choisit, parmi le attributs de l'Olympien, celui qui convient le mieux, la grandeur qu'il personnifie.

Remarquons en passant le relief et la force de certaines expressions abstraites qu'il ne faut pas confondre avec les termes généraux, chers à Buffon — de certaines abstractions personnifiées. Ainsi le peut-on admirer dans cette phrase d'un romancier contemporain: "Il gravissait ce perron officiel que franchissaient chaque jour tant d'ambitions frémissantes, d'inquiétudes aux pieds trébuchants."

Aussitôt l'acte de convocation édicté, avec la rapidité de l'éclair, l'immense cour plénière est constituée, depuis l'infiniment petit jusqu'à l'infiniment grand. Puis le dessein précis de

la convocation se manifeste dans ce vers :

Si dans son composé quelqu'un trouve à redire.

Et pour prévenir toute objection qui pourrait se présenter à l'esprit de la gent animale, le maître souverain convient que tout n'est pas parfait et laisse entendre qu'il est incliné à supprimer les inégalités sociales et les imperfections physiques :

Il peut le déclarer sans peur :

Je mettrai remède à la chose.

L'invitation est pressante, l'aveu franc, le remède sera immédiat et efficace. Telle est l'exposition.

**

Ici commence l'action, au lever du rideau. Lequel des êtres vivants sera le premier interpellé? Jaquot revient de la foire, sans doute, où il a pratiqué force tours de sa façon, exécuté des grimaces et déridé le front des spectateurs, et comme type achevé de la beauté absente, il est sommé de comparaître sur-le-champ.

On lui suggère à demi-mot qu'il est le plus laid: "Venez, singe... et pour cause." Le terme est peu flatteur: il ne suffit point cependant à Jupiter, qui insiste en trois vers sur la difformité de la pauvre bête et l'invite à exprimer tout haut ses doléances Voyez, dit-il, le cheval, le cygne..., et

faites comparaison

De leurs beautés avec les vôtres.

Etes-vous satisfait ?

Vraiment, il n'est pas permis à un roi d'être cruel à ce point. Jaquot a du flair: Jupiter, se dit-il, veut rire et s'amuser; après tout, il s'agit d'une mystification. Il se dit prêt à nous métamorphoser est-il bien à propos de changer de visage ?... Puisqu'il

:

faut plaisanter, plaisantons.

Le malin s'examine à peine, promène ses regards pétillants sur toute la foule qui étouffe un rire universel.

Moi, dit-il, pourquoi non ?

Son premier mot le peint tout entier : Moi. Prononcez-le avec une satisfaction vaniteuse, et remarquez, à propos de pourquoi non? que le fabuliste ne dit pas oui, je suis satisfait; il emploie une phrase elliptique, plus énergique et en même temps plus irres

pectueuse dans sa goguenarderie. Le singe parle lentement, pèse ses mots, les savoure: il n'exprime pas toute sa pensée et affecte plutôt la modestie: il lui suffit de n'être pas au-dessous des autres animaux. Quelle habileté, quelle force dans cette modération narquoise ! Il ne dit pas mon minois est rose ! il ne se prévaut même pas de l'agilité de ses membres, de la dextérité de ses quatre mains; non, il se met au rang commun de ceux qui ont quatre pieds.

Ce mot pied paraît impropre ; n'est-ce pas plutôt une heureuse trouvaille du poète ? Après tout, les pieds, ce n'est rien ! mais le visage, siége naturel des attraits: eh bien! quoi? précisément il a posé dans l'atelier d'un peintre en renom et fait les frais d'un portrait à l'huile. Si la photographie avait été inventée, il aurait commandé au moins la douzaine ordinaire, afin de pouvoir faire quelques cadeaux aux amis.

Il est probable qu'un immense éclat de rire dut accompagner

ce vers,

Mon portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché,

car Jaquot a cessé de regarder Jupiter: il examine l'assistance. et cherche une victime.

Tout près de lui, il a aperçu un grossier courtisan, moitié noble, moitié bourgeois, un niais bonasse que secoue un rire de sa façon et aussi obèse que sa personne: c'est l'ours. Turc est toute trouvée.

Mais pour mon frère l'ours on ne l'a qu'ébauché ;

Jamais, s'il me veut croire, il ne se fera peindre.

La tête de

Que de jolivetés et de gentillesse dans ces deux vers! C'est l'art de mordre son adversaire jusqu'au sang ; l'ours n'est pas laid, c'est trop peu dire! il est manqué. Mon frère est plein d'ironique condescendance; on semble prononcé avec un coup d'œil lancé du côté de Jupiter; ébauché nous montre dans l'ours un être inachevé, un essai grossier et informe; il ne se fera peindre est un bon conseil.

Dès lors les rieurs sont du côté du singe, et l'ours devient le point de mire de tous les quolibets et de tous les sarcasmes. Comment va-t-il se tirer du piège? Riposter? Il n'est pas de taille. Se fâcher? C'est se donner tort. Garder le silence? Il a son amour propre à lui.

Aussi le poète le présente dans un vers lourd, à la démarche irrégulière, par suite du participe absolu. Non moins lourd est le vers suivant, dont l'idée contraste complètement avec celle du pre

mier: non seulement il ne se plaint pas, mais il se loue et très fort. Comme le singe, du reste, il est "lynx" et " lynx" et "taupe"; puis, se souvenant d'un jeu d'enfants où chacun dit : "Passe cela à ton voisin "

Il glosa sur l'éléphant......

Une glose d'ours? Quelle différence entre ses plaisanteries lourdes et la finesse, les sous-entendus du singe! D'autant plus que le portrait que l'ours fait de l'éléphant convient à merveille à sa propre personne : lui surtout est "une masse informe et sans beauté."

Que va dire l'éléphant, l'éléphant à l'humeur paisible, au caractère bon enfant ? Qu'il trouve le singe trop petit? Tout sage qu'il était," il s'en prend à la baleine !... Dame fourmi n'est pas moins impertinente à l'égard du ciron microscopique !

Il faut noter l'harmonie imitative des vers, le rapprochement pittoresque entre dame baleine et dame fourmi, entre fourmi et colosse, la continuation du procédé destiné à mettre en relief le double défaut du lynx et de la taupe, et la gradation bien marquée par contraste dans les personnages: singe et ours, éléphant, baleine, fourmi, ciron.

Cet orgueil de tous et ce défaut de sincérité devraient, ce semble, enflammer le courroux du fabricateur souverain. Il n'en est rien : Jupin se contente de rire, à l'égal d'un père qui n'a pas le courage de s'indigner contre les espiègleries de ses enfants: le récit l'amuse... comme nous autres.

Avec la fine bonhommie qui le caractérise, avec la verve gauloise et cette légère pointe de malice qui ne l'abandonne jamais, La Fontaine profite de notre bonne humeur pour nous décocher un trait à sa façon.

...mais parmi les plus fous

Notre espèce excella.

L'homme vient enfin fournir au poète l'occasion de tirer la morale après l'analyse, la synthèse, qu'il exprime de trois manières en trois vers. Son portrait n'est pas flatté, et malgré soi, la boutade du fabuliste nous remet ici en mémoire cette sortie autrement violente du satirique Boileau, son ami :

De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme,

Jugement excessif et chagrin! Chez le Bonhomme, cette forme un peu brutale est singulièrement atténuée par les tours et les images qui complètent sa pensée :

Lynx envers nos pareils et taupes envers nous.

Voilà les choses remises au point, et l'on aurait mauvaise grâce à se fâcher. C'est la forme adoucie de ce que l'Evangile nous dit avec plus de pittoresque encore: "Hypocrite, qui vois la paille dans l'œil de ton frère, et qui ne vois pas la poutre dans le tien!" Et puis le réquisitoire se poursuit sur un ton enjoué, à l'aide d'un mot que le fabuliste ne craint pas de forger pour la cir

constance :

Le fabricateur souverain

Nous créa besaciers tous de même manière.

Telle est cette fable où, après un début vraiment épique, nous assistons à un charmant petit acte de la grande comédie humaine. Sans y prendre garde, à mesure que les ridicules défilent devant nos yeux, nous faisons plus d'une application malicieuse, jusqu'à ce que nous nous reconnaissions nous-mêmes dans les besaciers, si difficiles pour autrui, si indulgents pour eux-mêmes.

Néanmoins nous ne concevons aucune amertune contre le fabuliste et nous ne lui gardons pas rancune; au contraire, on lui sait gré d'apprendre ainsi, avec grâce et en souriant, à mieux goûter une leçon dont tous ont souvent besoin. L'impression morale définitive est donc excellente et réconfortante.

N° III.

SUJETS DE DEVOIRS CLASSIQUES.

Plusieurs abonnés ont exprimé le désir de trouver dans la Revue des séries de sujets à traiter en classe et en étude. L'idée nous a paru excellente, et c'est avec plaisir que nous tentons de faire droit à cette demande, dès aujourd'hui.

Il nous a toujours semblé que la matière des devoirs de classe devrait embrasser de préférence les objets et les événements auxquels se mêle la vie des élèves. C'est, croyons-nous, le plus sûr moyen de leur faciliter l'invention des idées; le mérite consis

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