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No II.

LA FONTAINE.

II.-Le Poète.

La Fontaine définit lui-même ses fables en deux mots bien frappés:

Une ample comédie à cent actes divers

Et dont la scène est l'univers.

Vous entendez bien, les 236 fables du recueil constituent un drame, une pièce comique, comprenant non point trois ou cing actes, mais cent, qui se déroulent sur un théâtre qui n'est autre que l'univers. Point de comédie sans personnages; ici, ce sont d'ordinaire des animaux, qui se transforment en acteurs masqués. Renards ou lions, loups ou chiens, corbeaux ou aigles, rats ou éléphants, chats ou pigeons, d'autres encore défilent tour à tour, deux à deux, trois à trois, sur la scène immense où les évoque à son gré le génie magique du poète. Mais prenez-y garde sous ces marques de fourrure ou de plumes, c'est nous autres humains qui sommes cachés, c'est nous tous que vise le Bonhomme avec un malin sourire et une verve narquoise et très gauloise, c'est nous, en somme, qui faisons les frais du sceptacle qui nous plaît et nous amuse. Oserais-je dire que c'est aussi la société de son temps, la France de Louis XIV, que la main hardie de l'écrivain dévoile à nos regards émerveillés, à nous qui sommes venus deux cents ans après nos ancêtres ?

Regardez plutôt ! Voici le lion que s'avance sur la scène. Comme le monarque de Versailles, ce roi des animaux possède un caractère individuel, singulier mélange de qualités et de défauts. Parmi ces défauts, c'est d'abord l'orgueil royal. Profondément convaincu de sa supériorité, il écrase de ses superbes dédains les courtisans qui rampent à ses pieds surnoms blessants, ironiques familiarités, insultes ouvertes, le roi... des animaux se croit tout permis; mais en revanche, sa susceptibilité ne supporte ni un geste déplacé, ni une flatterie maladroite (1); en effet

Sa majesté lionne un jour voulut connaître
De quels sujets le ciel l'avait fait naître.
En son Louvre il les invita.

Quel Louvre

un vrai charnier dont l'odeur se porta

(1) V. CARI EL: Les Auteurs fr. T. II.

De suite a nez des gens. L'ours boucha sa narine :

Il se fut bien passé de faire cette mine;
La grimace déplut: le monarque irrité
L'envoya aux Enfers faire le dégoûté.
Le singe approuva fort cette sévérité ;
Et, flatteur excessif, il loua la colère,
Et la griffe du roi, et l'antre et l'odeur :
Il n'était fleur

Qui ne fut ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encor punie...
Le renard étant proche : "Or ça, lui dit le sire,

Que sens-tu? dis-le moi : parle sans déguiser."
L'autre aussitôt de s'excuser,

Alléguant un grand rhume; il ne pouvait que dire

Sans odorat. Bref, il s'en tire.

Ceci vous sert d'enseignement :

Tâchez quelquefois de répondre en Normand.

"Voilà une fable bien jolie, écrivait Mme de Sévigné à son gendre; ne connaissez-vous personne qui soit aussi bon courtisan que le renard ?..

"

En qualité de Sire, le lion—je veux dire le roi-est maître suprême la génisse, la chèvre et la brebis en surent quelque chose en présence d'une proie qu'il fallait partager.

Naturellement sa majesté juge ses sujets largement récompensés par l'honneur de la servir; la reconnaissance ne fleurit pas toujours dans l'âme des princes témoin l'âne posté par le lion chassant à l'entrée d'une forêt :

A la tempête de sa voix,

L'air retentit d'un bruit épouvantable,
Les animaux tombaient au piège inévitable
Où les attendait le lion.

-"N'ai-je pas bien servi dans cette occasion?
Dit l'âne en se donnant tout l'honneur de la chasse.
-“Oui, reprit le lion, c'est bravement crié :

Si je ne connaissais ta personne et ta race,
J'en serais moi-même effrayé."

L'âne, s'il eut osé, se fut mis en colère,

Puisq'on le raillait pour toute raison.

Comment souffrir un âne fanfaron ?

Ce n'est pas là son caractère.

A l'entendre, dans Les animaux malades de la peste, le roi est prêt à se dévouer pour son peuple, mais ce dévouement, plein de réticences calculées, semble inviter les courtisans à lui substituer une autre victime; on le comprend à demi-mot.-La pensée se rap.

porte d'instinct sur Louis XIV retiré à Versailles, pendant que Luxembourg et vingt autres généraux aux frontières versent leur sang et donnent leur vie, ainsi que des milliers de soldats, pour l'indigne descendant de saint Louis, et le prétendu roi très chrétien couché dans une fange ignominieuse ;-la pensée s'arrête à l'infâme Louis XV dont l'insouciante incurie et la débordante débauche amenaient la perte de nos colonies, dont le Canada était la perle et le plus beau fleuron, n'en déplaise au léger, haineux et cynique Voltaire, qui avait. on l'a dit de son temps, l'esprit d'un ange dans une âme de singe.

Mais avant de dessiner le caractère du singe-celui des fables-reconnaissons au monarque lion d'incontestables qualités à côté de ses irrécusables défauts.

La clémence, la générosité éclate au premier rang; par exemple, lorsqu'il pardonne au rat assez étourdi pour sortir de terre entre ses pattes augustes. (Le lion et le rat. II. 11.)

Il possède la sagesse pratique, la science du gouvernement qui sait tirer parti des plus humbles services: Le lion s'en allant à la guerre.

Enfin quand le malheur vient fondre sur le lion devenu vieux, il conserve une dignité poussée jusqu'à l'héroïsme :

Chargé d'ans et pleurant son antique prouesse

Il fut attaqué par ses propres sujets

Devenus forts par sa faiblesse.

Le cheval s'approchant lui donne un coup de pied;
Le loup, un coup de dent; le bœuf, un coup de corne...
Il attend son destin sans faire aucunes plaintes,
Quand, voyant l'âne même à son antre accourir :

"Oh! c'est trop, lui dit-il; je voulais bien mourir ;

Mais c'est mourir deux fois, que de souffrir tes atteintes."

En présence de ce lion mourant, acceptant les injures, dévorant les mépris en silence, recevant comme dernier outrage le coup de pied de l'âne, l'on songe involontairement à Vitellius, disant à ses soldats meurtriers: "J'étais pourtant votre empereur!"

L'on songe à César, tombant au sénat romain, percé de coups, et distinguant de son regard voilé d'ombre, les traits de Brutus, son fils adoptif, parmi les rangs des assassins, lui disant: "Toi aussi, Brutus!"

L'on songe à Louis XIV écrasé de malheurs, aux dernières années de son règne, environné des cercueils de ses enfants, et s'écriant: Quand j'étais roi !"

L'on songe aussi, à la sainte et auguste Victime, au Roi des rois, recevant le baiser du traître, au milieu de la soldatesque romaine, lorsqu'il prononca ce mot sublime: "Mon ami, pourquoi êtes-vous venu ?»

A côté du roi se range le courtisan. Je le vois d'ici, à travers le temps et l'espace, dans les galeries, le château, les jardins de Versailles. Avec un habit austère, le courtisan a un visage comique; sa voix, sa démarché, son geste, son maintient s'harmonisent avec son visage; il est fin, rusé, doucereux, faux, fourbe, mystérieux le voilà qui s'approche de vous, et il vous dit à l'oreille: "Voilà un beau temps, voilà un grand dégel." S'il n'a pas de grandes manières, il a du moins toutes les petites, celles qui ne conviennent guère qu'à une jeune fille, qui fait la précieuse... Je pourrais continuer le portrait, mais voyez le personnage, vous-mêmes. Avec son long museau effilé et fendu, ses yeux intelligents qui brillent, sa riche fourrure, sa queue magnifique, sa souplesse, son audace, le Renard paraît formé par la nature pour le rôle de courtisan': il en a tous les traits.

D'abord il est orateur, mais orateur insinuant et perfide : c'est l'Ulysse des bêtes. La parole lui semble avoir été donnée pour tromper autrui. Il connait à fond tous les ressorts du cœur humain; chacun est pris par son faible: le corbeau par la vanité : Hé! bonjour, monsieur du corbeau.

Etc... etc...

Il prend le loup, par sa gourmandise. En effet, un soir, pressé par une faim canine, le renard passe auprès d'un puits par malheur la lune en son plein se reflète à la surface de l'eau ; l'étourdi compère la prend pour un fromage, se place avec prétention dans le seau qui se trouve vide au haut de la machine : le voilà descendu, pendant que l'autre seau est remonté. Le voilà pris, dites-vous ?.. Deux jours s'étaient passés sans qu'aucun vint au puit. Compère loup, le gosier altéré,

Passe par là. L'autre dit :

Je veux vous régaler : voyez-vous cet objet ?

C'est un fromage exquis...

Jupiter, s'il était malade

Reprendrait l'appétit...

J'en ai mangé cette échancrure:

Le reste vous sera suffisante pâture.

Descendez dans le seau que j'ai mis là exprès."
Il descend, et son poids emportant l'autre part,

Remonte en haut maître renard.

Ne nous en moquons point: nous nous laissons séduire

Sur aussi peu de fondement ;

Et chacun croit fort aisément

Ce qu'il croit et ce qu'il désire.

Mais c'est à la cour que le courtisan renard déploie les inépuisables ressources de son talent. Flateur délicat, il devine les désirs du maître, et, par un raffinement digne des sénateurs de la décadence romaine ou bysantine, il prend parti pour le roi contre le roi lui-même.

Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi,

Vos scrupules font voir trop de délicatesse.

Eh bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce
Est-ce un péché? Non, non.

Vous leur fites, Seigneur,

En les croquant, beaucoup d'honneur...

Dans sa langue de fer ou d'acier, Tacite aurait dit: Ea sola species adulandi supererat ; ce qui veut dire en français: C'est le dernier échelon de la bassesse dans l'art de la flatterie.

Fin matois, le renard évite les difficultés avec une prestesse incomparablę: ainsi le lion tombe malade,—car les rois sont mortels comme les autres hommes-; on lui rend visite, comme de raison; mais le 'renard, chemin faisant, observe des traces sur le sable

Tous ces pas, sans exception, regardent sa tanière,

Pas un ne marque le retour.

"Je crois le roi bon, dit-il, mais dans cet antre

Je vois bien comme l'on entre

Et ne vois pas comme on est sort."

Nous avons vu qu'un rhume, allégué à propos, le sauve de la colère royale. Habile à tourner les difficultés, il est cruel dans ses vengeances.-Un jour encore le lion tombe malade; courtisans d'accourir; seul, le renard est absent; on en profite pour l'accuser auprès du monarque qui fait sur le champ mander le coupable. Celui-ci paraît.

Et sachant que le loup lui faisait cette affaire, il a bientôt trouvé un expédient et sa juscification : J'étais en pèlerinage

Et m'acquittais d'un vœu pour votre santé,

dit-il au roi d'un ton modeste et doucereux.

Le bon apôtre ! Dès

les premiers mots, l'irritation du souverain se calme. Ce n'est pas Dans ce pèlerinage, le renard a insulté les plus célèbres

tout.

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