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N° II.

Mémoires d'une cloche.

La

(1) Nous étions deux cloches seulement, mais deux amies, deux sœurs, baptisées le même jour. Depuis cent ans nous habitions le même clocher, mariant les jeunes couples, souriant aux nouveau-nés et pleurant les morts. Notre château aérien était blanc comme un cygne et dominait un frais vallon d'Alsace. cigogne voyageuse s'y reposait en passant, et les hirondelles, amies de nos concerts, y suspendaient leurs doux nids. A sept lieues à la ronde, notre voix était connue, vénérée, chérie. Le peuple, à notre appel, accourait en foule, en habits de fête, et notre Angelus, flottant dans les airs comme une fumée d'harmonie, endormait tous les soirs le village qu'il réveillait chaque matin.

Un soir d'hiver, les ténèbres obscurcissaient les champs, et nous venions d'égrener sur le village les litanies d'airain. Soudain une grande rumeur s'élève; des cris, des chants de combat, des cliquetis de ter l'ennemi est aux frontières, hélas ! et l'on entend pleurer les mères en embrassant leurs fils, leurs fils soldats qui vont les quitter. Un roulement de tambour retentit sur la place publique; des ombres s'alignent en silence, et les volontaires de 1792 saluent et s'éloignent en chantant. Toute la nuit, de pâles lumières errent de porte en porte; des sanglots s'exhalent des chaumières, et une orfraie, au cri sinistre, vient se poser sur le clocher.

Avant le lever du jour, je sens des bras qui me soulèvent, des mains qui m'agitent et m'enlacent comme une chaîne vivante. On m'entortille de cordes, et je descends sur la terre. Qui donc ose toucher à la cloche de Dieu, me séparer de ma sœur et m'arracher

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L'on trouvera facilement des sujets analogues à traiter sous forme de mémoires; en voici quelques-uns --Mémoires d'une aiguille, d'un chapeau, d'un parapluie, d'une montre, d'un portrait, d'un livre, d'un arbre, d'un perroquet, etc. L'important est de bien imaginer les circonstances et de les mettre en relief.

(1) "Nous étions... vit encore !" Le premier paragraphe expose le sujet en déterminant l'objet, le temps, le lieu, d'une façon concise, claire, naturelle : il énumère les circonstances antécédentes.-Il en est de même du second et du troisième paragraphe, où les mêmes notions se rangent presque dans le même ordre, mais en piquant la curiosité et en augmentant vivement l'intérêt.

de mon trône aérien où je vis depuis cent ans? Comme un criminel qui va mourir on me lie sur une lourde charrette et je quitte mon village. A chaque fenêtre il y a un visage attristé, et sur mon passage toutes les bouches murmurent: "Adieu, cloche qui sonnais l'Angelus! adieu, sainte cloche, qui mariais nos filles et souriais aux nouveau-nés; douce cloche, qui pleurais nos morts!" Je quitte mon village pour aller lentement vers la ville où m'attend le martyre. Là, on me brise, et comme une maudite, on me jette dans la flamme. Sous le feu je me tords comme un damné ; je gémis, je brûle, je deviens un monceau de braise, et puis je me sens mourir. Je sens mon corps fondre goutte à goutte; bientôt il ne reste plus de la cloche qu'un liquide et une âme qui vit encore !

mort.

(2) De cloche je deviens canon. On me met sur un chariot et je roule à la frontière au milieu des fanfares et des uniformes guerriers. Où êtes-vous, mon gai village, mon beau clocher, ma tendre sœur, ma vieille église, mon frais vallon? O chère Alsace, où es-tu ?... Mais j'aime, moi aussi, mon pays de France et je fais mon devoir, tonnant sans relâche, semant l'épouvante, le deuil, la L'on m'entend parler à Valmy, à Jemmapes, dans les défilés de l'Argonne. Sous le grand empereur, je pars à travers l'Europe, assistant à cent batailles, laissant après moi une longue traînée de victoires, faisant le tour du monde avec Napoléon! Partout j'entre en vainqueur, je passe, roulant avec fracas, sous les arcs de triomphe; on me jette des couronnes et les peuples vaincus s'inclinent. Les fleuves et les royaumes nous séparaient, ma sœur! mais après chaque bataille je songeais à toi, et il me semblait entendre ta voix joyeuse et fière célébrer nos succès. La poudre est mon encens, un roc est mon clocher; j'ai pour cantiques des cris de guerre et pour fêtes des batailles; mais je suis vaincu un jour, vaincu après cent victoires.

On me traîne captif dans une ville étrangère, et je roule tristement vers ma prison, songeant à mes triomphes évanouis, à ma défaite, songeant à toi, ma cloche aimée, qui sonnes toujours heu

(2) "De cloche... ma sœur !" Le récit des exploits et des victoires, suivi des plaintes de l'exil et de la captivité, est rendu plus touchant et plus poignant par l'expression de la sympathie du canon pour la cloche d'Alsace : le sentiment est l'âme même de l'amitié ; s'il préserve de l'orgueil au milieu des triomphes, seul il console dans les angoisses du malheur.

reuse et libre dans notre clocher. Ma prison est un musée, ma place est entre deux drapeaux troués de balles et comme moi captifs glorieux.

La nuir, quand le vent gémit, je pense à nos charmantes fêtes. T'en souviens-tu, ma sœur ? tandis que nous sonnions à toute volée, les jeunes filles, en robe blanche, défilaient lentement au milieu des croix et des bannières, et la brise nous apportait le parfum des roses qu'effeuillaient les enfants. Alors j'oublie la guerre, mes conquêtes, mes revers, j'oublie la gloire, j'oublie la captivité et mes pleurs ! Je ne songe qu'à toi ; je te vois toujours bondissante, joyeuse et libre dans notre Alsace, et je pense entendre ta voix, ta voix qui m'appelle et me dit ma sœur !

*

(3) Je suis captif à Berlin, et mon empereur est mort sur un rocher, mort de tristesse au milieu des mers! Depuis quarante ans je languis et me tais au fond de ma prison, entre mes deux drapeaux. Leurs couleurs sont flétries et leurs grands plis ont l'air de rides profondes, creusées par la défaite, la séparation, le deuil et l'exil. Quant à moi, la rouille m'envahit comme une lépre, et de grandes taches jaunâtres me recouvrent et me rongent. Je me tais depuis le jour où je fus pris à Waterloo... Cependant un bruit sourd et lointain, formidable, a retenti jusqu'ici. C'est le bruit que je faisais à Wagram et à Marengo, à Austerlitz, à léna ! Je le reconnais bien ! C'est le canon de la France qui parle ; il gronde sous les murs de Sébastopol, il gronde à Magenta et à Solférino; il gronde du golfe du Mexique aux rives du fleuve Jaune. Partout il est vainqueur ! Et je ne puis, solitaire et muet, marier ma voix patriotique à ce concert d'airain: je suis captif !

(4) Mais un soir, une clameur immense s'élève dans Berlin : c'est la guerre, la guerre contre la France! L'Allemagne est debout, et tout ce qui est cuivre, bronze, acier, tout ce qui se charge, tonne, crépite, fait feu, lance la mitraille, vomit la mort, se trouve (3) "Je suis captif... captif!" Changement de lieu, changement de destinée, changement de language: la mélancolie se mêle à l'espérance !

(4) "Mais un soir... français !" La narration se précipite alerte, impétueuse comme un torrent : c'est la délivrance à Coulmiers !... Hélas! le canon redevient français, la cloche amie reste allemande : triste image de la réalité ! Que de liens brisés dans les âmes par l'annexion des conquêtes !

entassé dans de grands chariots et marche sur le Rhin. Je pars, et c'est contre ma patrie que je vais combattre, pareil à ces malheureux prisonniers qu'un vainqueur impitoyable force de marcher contre leurs frères. Je ne suis qu'un bloc inerte, qu'une masse d'airain ; on me charge, et je gronde; mais ce n'est plus la même voix qu'à Jemmapes, à Marengo ! Je ne parle pas comme à léna et à Waterloo ; j'hésite, je bégaye, je m'arrête comme s'il ne pouvait sortir de ma bouche un boulet allemand.

De combat en combat, toujours vaincu au sein même de la plus constante des victoires, j'arrive, couvert de lauriers détestés, au bord de la Loire, à Coulmiers. Coulmiers! Serait-ce ma délivrance? La bataille s'engage: ciel! quelle fureur ! Les troupes françaises se précipitent impétueuses, acharnées, autour de moi; sur moi, canon disputé, enlevé, repris, c'est une mêlée horrible, c'est un affreux carnage. Après un demi-siècle de repos et de captivité, je reçois comme un nouveau baptême de sang, et il me semble que je redeviens français !....

Je suis pris, je suis libre ! Les braves Mobiles s'attellent au bronze, m'enlèvent, m'entraînent, m'emportent ! Je suis libre aujourd'hui !.... Mais ma patrie est mutilée, mon doux pays est asservi, et ma cloche aimée, ma compagne, ma sœur, est esclave dans son blanc clocher, où flotte un étendard prussien ! Le nouveau-né qu'elle salue est un petit Allemand et elle pleure des morts qui sont des étrangers. Je suis libre, et mon vallon d'Alsace, mon beau vallon.... n'est plus français !!!

(D'après le Figaro du 18 avril 1885.) (1)

(1) Cité par Gasquy : La narr. franç. No. 175.

N° III.

Lendemain de la sortie du Pensionnat.

Hier, après une dernière visite à la chapelle, embaumée d'un perpétuel encens de piété, j'ai voulu parcourir, une fois encore, la cour et ses ombrages, le jardin fleuri, témoin de nos joyeux divertissements. J'avais un regret pour chaque sentier, chaque arbuste, chaque fleur. Puis, il a fallu dire adieu à mes compagnes,

à mes bonnes Maîtresses, et, en franchissant le seuil de cette maison bénie, je n'ai pu retenir une larme accompagnant un sourire : une larme pour celles que je quittais, un sourire pour mes parents que j'allais revoir. Et la voiture m'a emportée rapidement à la gare, pendant que le couvent disparaissait à mes yeux : un clocheton s'est encore montré à travers les arbres et les habitations ; puis, plus rien !...

Quelques heures après, j'arrive à la maison paternelle, demeure aimée de mon enfance, à laquelle j'ai pensé si souvent, alors que, silencieuse et recueillie sur les bancs de la classe ou de la salle d'étude, mon esprit errait au loin.

Mes chers parents m'attendaient avec impatience; depuis plusieurs jours, ils songeaient à mon retour et s'en faisaient une fête. Mais pour moi la fête était plus grande je goûtais un torrent de joie et de bonheur de les revoir et de les embrasser. Comme leur accueil m'a touchée et attendrie !...

Aujourd'hui, au lendemain des émotions du départ et des effusions du retour, je renoue connaissance avec les témoins de mes premières années. L'on dirait que l'absence embellit tout sous le toit domestique. Me voici, au réveil, dans ma petite chambre. Oh ! ma chambre ! que de fois y suis-je revenue, surtout le soir, dans le dortoir du couvent, quand tout était autour de moi silence et demi-obscurité ! La voici, accessible aux rayons du soleil matinal qui filtrent à travers les volets clos et qui donnent aux objets une teinte indécise et mélancolique. Cette lumière

Cette narration descriptive est une modeste esquisse, purement suggestive et sans prétention aucune.

Pour l'ensemble, l'ordre chronologique ou la circonstance de temps a paru préférable et plus simple. Le style direct est toujours plus intéressant et plus animé : l'on aime à entendre une jeune personne rendre compte de ses pensées, de ses sentiments, de ses émotions.

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