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Bouillon d'abord, puis Marguerite de Lorraine, enfin et surtout Madame de la Sablière. Celle-ci l'appelait familièrement son fablier, laissant ainsi entendre que le poète produisait aussi naturellement les fables qu'un poirier produit des poires. Dans l'une de ses lettres, elle écrivait: "J'ai congédié tout mon monde ; je n'ai gardé que mon chien, mon chat et... mon La Fontaine."

Convertie à une sérieuse vie de piété, vers la fin de sa carrière, vouée aux soins des malades à l'Hôtel-Dieu, M. de la Sablière abandonna sa demeure, y laissant, livré à lui-même, le vieil enfant qu'elle avait adopté si maternellement.

Jean devint dès lors le commensal et le favori de la famille des ducs de Vendôme. Il prenait part aux fameux soupers que ces libertins donnaient à leur hôtel du Temple, du Temple que l'on devait un siècle plus tard, transformer en prison pour Louis XVI et la famille royale, tout entière destinée à rougir de son sang l'ignoble échaffaud de la Terreur. Le poète épicurien a décrit ces soupers en quelques vers bachiques :

Nous faisons au Temple merveilles.
L'autre jour l'on but vingt bouteilles ;
La blonde Aurore,

En quittant le rivage maure,
Nous avait à table trouvés,

Nos verres nets et bien lavés,

Mais nos yeux étaient un peu troubles,
Sans pourtant voir les objets doubles.

Le jour du décès de M. de la Sablière, le Bonhomme dut hélas ! quitter, et sans retour, la chambre hospitalière qui avait abrité son sommeil pendant vingt ans. Au moment, où il sortait, un peu pensif et inquiet, il rencontra dans la rue Madame d'Hervart: "Je vous cherchais, Monsieur, dit-elle vivement, pour vous prier de veni- désormais loger chez moi !" — "J'y allais, Madame ! " répondit naïvement notre poète fortuné.

Mais, "en toute chose il faut considérer la fin !" La Fontaine tomba malade: aussitôt il songea sérieusement à se convertir. Deux mois avant sa fin suprême, il écrit à un ami le billet sui

vant :

"Mon très cher, mourir n'est rien; mais songes-tu que je vais paraître devant Dieu? Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, à Reims, les portes de l'éternité seront peutêtre ouvertes pour moi!"

Elles s'ouvrirent en effet. Le 13 avril 1695, La Fontaine,

assisté de son meilleur ami, Jean Racine, rendit le dernier soupir. Son corps fut inhumé dans le cimetière des Saints-Innocents.

Cet original de génie avait pris soin de composer lui-même son épitaphe: elle peint assez fidèlement certains côtés de son caractère et certains aspects de sa vie.

Jean s'en alla comme il était venu,
Mangeant le fonds avec le revenu ;
Tint les trésors chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sut le dispenser;
Deux part en fit, dont il soulait passer

L'une à dormir et l'autre à ne rien faire.

Epitaphe par trop modeste, n'exprimant au plus qu'une demivérité, sans être toutefois menteuse. En effet, outre sa charge d'intendant, il avait reçu de son père, au jour de son mariage, dix mille livres, sans compter la succession maternelle; sa femme lui avait aussi apporté une dote de vingt mille; puis il vendit sa charge, et, peu de temps après, sa maison. Il écrivait insouciamment à un ami: "Je m'occupe si peu de mes affaires que je ne sais quand elles finiront; c'est chose vraiment dégoûtante que comptes, ventes, contrats, argent !" Il parvint à s'en tirer cependant, mais... en perdant à peu près tout! Fonds, revenu, dot, femme, enfant, emploi, héritage, tout s'était évanoui: il était ruiné et libre; il s'était débarrassé, en enfant, de tout ce qui l'importu nait comme homme... hélas ! sans honte et sans l'ombre de remords! Il acheta bien cher son titre de Bonhomme, surnom qui s'accola dès lors à son nom de famille.

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Qui se vantera d'analyser la bonhomie? -Néanmoins, pour nous rendre compte du caractère de celui dont nous venons d'esquisser la vie à grands traits, essayons de préciser le sens de ce mot pittoresque. (1)

Avant tout la bonhomie, c'est la droiture, la sincérité. Selon Madame de la Sablière, La Fontaine ne mentit jamais... en prose. C'était, au dire de son ami Maucroix, l'âme la plus sincère et la plus candide que l'on puisse rencontrer, n'ayant jamais songé à tromper en rien ni Dieu ni les hommes.

Bonhomie exprime encore et nécessairement bonté d'âme, absence de haine et de fiel. Le XVII siècle n'a pas laissé de vers

(1) Voir LONGHAYE: Hist, de la Litt. fr. Tome II.

qui, pour le charme pénétrant, égalent ceux que ce cœur sensible a consacrés à l'amitié :

Qu'un ami véritable est une douce chose!

Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ;

Il vous épargne la pudeur

De les lui découvrir vous-même ;

Un songe, un rien, tout lui fait peur

Quand il s'agit de ce qu'il aime.

La bonhomie, c'est enfin la gaieté, la belle humeur intarissable, un fond de joie sereine, joint d'ailleurs à l'esprit, à la finesse à un grand sens pratique dans l'appréciation des choses, fort différent par malheur du sens pratique en conduite morale et ordinaire.

Mais qu'était-il donc en société? Bien vieille est la légende qui nous le montre comme un ours de génie. La Bruyère écrivait de lui: "Un homme paraît grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu'il vient de voir. Mais s'il écrit, il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point..." Selon Saint-Simon qui observait sans cesse, il était pesant en conversation.-Voltaire ne l'a point connu; ce qui ne l'empêche pas d'écrire avec sa désinvolture ordinaire : "Le caractère de ce bonhomme était si simple que, dans la conversation, il n'était guère au-dessus des animaux qu'il faisait parler." Ces animaux heureusement parle aussi bien que M. de Voltaire! L'on se consolerait aisément de l'absence de toute la poésie de Voltaire par sa prose, sa prose spirituelle et honnête; on serait inconsolable de la perte du charmant volume des fables de Jean La Fontaine.

L'une de ses protectrices a rectifié toutes ces appréciations d'un seul mot: "Le commerce du Bonhomme procurait autant de plaisir que la lecture de ses livres." Il avait donc tout ce qu'il fallait pour plaire en société, quand il le voulait; seulement, frère en cela de bien d'autres, il ne le voulait pas toujours. Bien que souvent gauche, bizarre, excentrique, sujet à de singulières absences, perdu dans ses rêveries et ses renaissantes distractions, il était charmant et jovial jusqu'à l'expansion, à ses heures: il lui fallait l'occasion propice et la douce violence de l'intimidité. Chez lui, l'indolence explique tout, ainsi que le laisser-aller passé en habitude jusqu'à devenir incapacité de s'imposer un effort con

tinu.

Là est bien le faible de cette nature si bonne, trop bonne. Au

tant l'écrivain gouverne en lui l'esprit et la plume, autant l'homme abandonne sa vie qu'il laisse flotter au gré du caprice et de l'humeur. Licencieux dans sa conduite et dans une moitié de ses ouvrages (il a écrit autre chose que les Fables), il n'est point, au fond, un révolté contre la morale à laquelle il n'oppose aucun système arrêté; il ne plaide point, à la manière de tant de modernes romanciers, la liberté, la nécessité, le droit de la passion effrontée, sans pudeur et sans voile. A force d'échapper à la règle morale par faiblesse, il en vint à l'oublier, à la tenir pour non avenue, à s'émèrveiller qu'on l'y rappelle.

Lorsqu'il se convertit, il a peine à concevoir un moment la grièveté de sa faute, et proteste ingénument que ses pires excès n'ont jamais produit sur son âme aucune tâcheuse dépression : autrement dit, il confesse sans y prendre garde qu'il s'est oblitéré la conscience à force de n'en point tenir compte. Immoralité naïve, moins coupable que celle qui s'érige en théorie, moins incurable aussi; mais inexcusable quand même, comme toute immoralité !

Tel est le portrait de La Fontaine comme homme, ou si l'on veut comme Bonhomme: un grand enfant, du berceau à la tombe, un grand dépensier, à la fois mauvais époux et mauvais père, ami sincère et loyal, cœur reconnaissant et sensible, prodigue égaré qui revient résolument dans les bras de son Père, et qui meurt les larmes aux yeux et le repentir dans l'âme, laissant dans ses fables un germe de gloire qui a fleuri jusqu'à nos jours et qui, sans nul doute, ne se desséchera jamais.

(à suivre.)

D. CONFLAGRATION A HULL ET A OTTAWA.

JEUDI 26 AVRIL 1900.

Récit d'un témoin.

C'est que la

Il est dix heures du matin. -Les promeneurs sont rares en ce moment sur l'esplanade du Parlement d'Ottawa. matinée est fraîche, froide même, en dépit de l'ascension d'un soleil étincelant dans un azur sans tache. Il faut longer, à pas précipités, les haies verdoyantes qui cernent l'esplanade, et où les premiers oiseaux du printemps voltigent et piaillent de belle humeur, tout heureux au sortir du déjeuner que la Providence leur a servi dès l'aurore.

Pendant que la bise croissante soulève les plumes de leurs ailes qui frétillent, un promeneur, non moins heureux et gai, plonge son regard sur le splendide panorama qui se déroule à ses pieds. Au tournant du belvédère situé à l'ouest des pelouses verdâtres, il s'arrête, il admire et admire encore. Voici la butte plantée de sapins et d'arbrisseaux dénudés; plus bas, les eaux bouillonnantes de la rivière Ottawa, luttant en flots courroucés dans un remous perpétuel, large nappe mouvante et profonde de trois cents pieds, blanche de lisières d'écume, jaune des taches de sciure flottante; plus loin, vers l'ouest, le miroir bleu des eaux qui ont franchi les arches du pont de fer du Pacifique Canadien, puis ou tombant en rideaux épais dans les Chaudières avec un mugissement solennel et monotone, ou passant silencieux sur les treillis qui les conduisent, en les tamisant en quelque sorte, sur les turbines des moulins sonores et stridents. Moulins à farine, scieries, papeteries, dynamos électriques, fabriques d'allumettes et de carbure, alternent avec les résidences privées, les bureaux d'agence, les hangars et les remises.

A gauche des Chaudières, où l'onde bouillonne et se pulvérise, sur l'étendue d'un demi-mille, l'oeil du promeneur aperçoit de tous côtés des toitures, des amas innombrables de planches, de

On remarquera que nous avons fondé les développements de cette narration descriptive sur les causes du désastre : l'étincelle et le vent. Quelques idées suffisent d'ordinaire, si l'on a soin de les entourer d'un choix de détails saillants et dignes d'intérêt.

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