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II.-PARTIE PRATIQUE.

A. CLASSE DE TROISIÈME OU DE POÉSIE.

N° 1.

LES DEUX MULETS.

Deux mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé,
L'autre portant l'argent de la gabelle.

Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,
N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé,
Il marchait d'un pas relevé,

Et faisait sonner sa sonnette;

Quand, l'ennemi se présentant,

ANALYSE LITTÉRALE.

1. v. "Deux mulets." Le sujet est emprunté à Phèdre; mais La Fontaine surpasse presque toujours son devancier romain.-"Cheminaient," le mot exprime à merveille la lenteur de l'allure; il est moins employé aujourd'hui en dehors du style familier.--"L'un d'avoine chargé" un seul trait suffit au fabuliste. -Proverbes : chargé comme un mulet; têtu comme un mulet.

2 v.-"L'autre portant“ voilà l'opposition : l'un est chargé, l'autre porte avec aisance.-L'argent de la gabelle“ anciennement on désignait de ce nom l'impôt, la taxe perçue sur le sel.

3 v.-"Glorieux" qui donne la gloire: Chercher un trépas glorieux (Rac. Mith. III, 5);—qui se fait gloire de quelque chose (ici).—Spécialement, qui participe à la splendeur divine: La glorieuse Vierge Marie; un corps glorieux.Où la vanité ne va-t-elle point se loger? même dans une tête de mulet.

4 v.—“N'eût voulu“ ellipse de pas, fréquente en poésie.-"Pour“ à cause de "beaucoup" est un subst. masc., pris toujours sans article, et signifie: une belle quantité, une grande chose, un grand nombre.-" soulagé d'une partie d'un fardeau. Au physique et au moral, alléger quelqu'un d'une partie de sa souffrance: Ce remède l'a soulagé; A raconter ses maux, souvent on les soulage. [CORN. Pol. 1 3.]

5 v.—“Il... relevé." Ce vers rappelle un terme de manège, où l'on dit : les airs relevés, la pesade, la courbette, la croupade, la cabriole, le pas, le saut. 6 v. "Et... sonnette." Harmonie imitative, grâce aux sifflantes et au rapprochement: sonner sa sonnette. Ce dernier mot désigne moins une clochette qu'une boulette de cuivre, creuse et fendue, dans laquelle s'agite une petite bille de métal (grelot).-Déménager à la sonnette de bois : sans bruit.

7 v. "Quand" c'est-à-dire lorsque soudain des voleurs en embuscade, "l'ennemi" du mulet glorieux se précipite et l'arrête.

Comme il en voulait à l'argent,
Sur le mulet du fisc une troupe se jette,

Le saisit au frein et l'arrête.

Le mulet, en se défendant,

Se sent percer de coups; il gémit, il soupire.
"Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis?
Ce mulet qui me suit du danger se retire,
Et moi, j'y tombe et je péris "

"-Ami, lui dit son camarade,

Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi:

8 v.-Comme... l'argent." En vouloir à quelque chose signifie avoir des prétentions sur (ici); ou bien : diriger une attaque sur: Il en voulait à quelque petite ville du pays.-En vouloir à quelqu'un : avoir contre lui un sentiment de

rancune.

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V.- -"Fisc," trésor du roi ou de l'Etat; le mulet porteur de l'argent destiné au taésor royal.-"L'ennemi... il... une troupe" trois mots qui désignent les voleurs la constructiou est embarrassée.

10 v.- -"Le frein". Au fig: ce qui retient l'élan impétueux, excessif de quelque passion: Mettre un frein à sa langue: s'abstenir de parler par prudence, par discrétion, par honnêteté.-Ronger, mordre son frein: subir, réprimer le dépit qu'on éprouve,

11 v.-"En se défendant" à coups de pieds, par des ruades, peut-être en essayant de mordre ceux qui l'approchent.—Tous les mots convergent au même dessein chez l'incomparable fabuliste.

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12 v. "Le sent " suivi d'un verbe actif qui prend le sens passif.---"Percer de coups," on perce de flèches, d'un instrument pointu et tranchant; "coups" est pris par extension pour blessure; ainsi : un coup de feu est la plaie produite par une arme à feu.-"Il gémit" plus fort que le mot suivant "il soupire." Admirez la rapidité et la concision, la propriété et le naturel du langage: c'est. le cachet du génie.

13 v.-"Est-ce là," ce se rapporte à une chose, à une action déjà déterminée; là est employé par redondance et donne plus de force au discours.-"Promis" laissé espérer, annoncé, réservé.—Prov.: Promettre monts et merveilles: faire toutes sortes de promesses avantageuses.-Promettre plus de beurre que de pain promettre plus qu'on ne veut ou peut tenir.

14 v. Ce... suit" expression dédaigneuse qui dépare un peu l'élégie du baudet. "se retire" il semble qu'il faudrait se tire, se dégage.-Le danger est une disposition des choses telle, qu'elle nous menace de quelque malheur ; le péril est une rude épreuve par laquelle on passe avec un grand danger; le risque est une situation glissante dans laquelle on court des hazards.

15 v.-"Et... péris." Vers d'une mélancolie exquise, plein de forte émotion et propre à exciter la compassion en faveur de l'innocente victime du devoir." Je péris" mot synonyme de mourir, avec l'idée en plus d'une fin prématurée et violente.

16 v.

"Ami" le camarade u-e d'ironie et de sarcasme.

Si tu n'avais servi qu'un meunier, comme moi,

Tu ne serais pas si malade."

No II.

LES DEUX MULETS.

ANALYSE LITTÉRAIRE.

La poursuite de la gloire mène souvent à la ruine. Cette vérité trouve trop fréquemment sa réalisation dans la vie, pour que La Fontaine ait négligé d'en faire la matière de l'un des cent actes divers de son ample comédie. Après Phèdre, il nous initie au voyage de deux mulets. Les personnages ne sont ni des plus nobles, ni des plus fins; du moins il sont dans leur rôle, et cela suffit.

Deux mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé,
L'autre portant l'argent de la gabelle.

Nous retrouvons ici la perfection que nous avons admirée dans l'exposition des fables précédentes; elle n'est point calquée d'après méthode, mais flotte ondoyante sous les nuances délicates et variées que le peintre sait voir dans la nature et transporter dans son œuvre. Analysez, disséquez ce distique: il mérite notre admiration. Le premier mot énumère les personnages, le second les spécifie, le troisième les met en action, mais d'une façon générale, commune aux deux: Deux mulets cheminarent. C'est un voyage et sans doute il nous réserve quelque surprise. Voici qui caractérise nos deux mulets voyageurs :

....l'un d'avoine chargé,

L'autre portant l'argent de la gabelle.

Etre chargé d'avoine pour un mulet c'est être dans la condition ordinaire et banale des gens de son espèce. Rien, de son côté,

17 v.—“Il... bon," avantageux, utile, convenable, salutaire: Il n'est jamais bon de faire le mal.-"un haut emploi," fonction, place, grande et excellente.

18 v. "Si... comme moi," ce vers forme une inversion bien peu élégante, néanmoins il reste clair, concis et naturel quant à l'idée.

19 v. "Tu... si malade," langage ironique et figuré. On dit de même : Le voilà bien malade: en parlant de quelqu'un qui souffre ou se plaint d'un malaise.—Proverbes : Il n'en mourra que les plus malades: se dit quand on se moque d'un danger commun qui menace plusieurs personnes. Dans le même sens on dit encore: Est bien malade qui en meurt.

qui puisse flatter la vanité.

Il n'en va pas ainsi de celui qui porte l'argent de la gabelle, et nous ne serions pas étonnés que ce baudet fût sensible à la gloriole. C'est justement le cas ; on s'en aperçoit bien vite à la cadence alerte et dégagée du vers décasyllabique qui est l'exacte photographie de l'allure du personnage :

L'autre portant l'argent de la gabelle.

:

A coup sûr, voilà le héros de l'action. Aussi La Fontaine nous en donne-t-il un portrait complet. Tandis que deux mots ont suffi à caractériser le personnage secondaire d'avoine chargé, cinq vers ne seront pas trop pour bien préciser la valeur du personnage principal. Nous connaissons son emploi dans le voyage sur lequel le fabuliste a appelé notre attention. Reste à savoir en quelle estime le baudet tient cet emploi.

Celui-ci, glorieux d'une charge si belle,

N'eût voulu pour beaucoup en être soulagé...

Peut-on imaginer condition plus honorable que de porter l'argent du fisc? Le mulet ne le croit pas, et lui, qui n'est pas dépourvu d'intelligence, quoi qu'en disent les humains, semble bénir la Providence de l'avoir prédestiné à ces illustres fonctions. Et voyez comme il est fier! Tandis que, d'un pas en arrière, la tête basse et l'échine ployant sous le faix, chemine péniblement le compagnon sur le dos duquel on a jeté un vulgaire sac d'avoine, ce mulet de haute caste commande gaillardement la marche :

Il marchait d'un pas relevé,

Et faisait sonner sa sonnette...

N'entendez-vons pas ces multiples sons argentins et pleins de gloriole qui s'échappent en ondes pressées de cette sonnette follement agitée... Malheureusement, le joyeux grelot a jeté l'éveil dans quelque lisière voisine hantée par une troupe de voleurs. La situation est dès lors des plus critiques.

Quand l'ennemi se présentant,
Comme il en voulait à l'argent,

Sur le mulet du fisc une troupe se jette,

Le saisit au frein et l'arrête.

A peine remarque-t-on la construction embarrassée des trois premiers vers, due à ce que La Fontaine a mis un ablatif absolu, "quand l'ennemi se présentant", là où nous mettrions aujourd'hui une proposition indépendante. Ce qui frappe c'est la soudaineté, c'est l'impétuosité de l'attaque, merveilleusement exprimée par la rapidité de ces quatre vers où il condense tout le noeud de l'ac

tion l'apparition de l'ennemi, la cupidité qui le pousse, l'imprévu de l'attaque, le nombre des assaillants, la mise en arrestation du porteur du fisc. Au rire que provoque la vanité du mulet faisant sonner sa sonnette, succède un frisson subit qui glace. Quel sera donc le dénouement? Hélas !

Le mulet, en se défendant,

Se sent percer de coups; il gémit, il soupire.
"Est-ce donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis?

Ce mulet qui me suit du danger se retire,

Et moi, j'y tombe et je péris."

Il y a tant de sincérité dans cette douloureuse complainte, que volontiers on donnerait des larmes sans compter. Mais on est cho qué du dédain qu'il exprime pour le compagnon au milieu de ses gémissements: "Ce mulet qui me suit." Et cela même excuse,

jusqu'à un certain point, la leçon très peu charitable que La Fontaine met dans la bouche du "camarade":

Ami......

Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi :
Si tu n'avais servi qu'un meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade.

Ce ton goguenard peut plaire dans sa forme; mais il n'a pas chance de nous intéresser réellement. Le malheur veut être respecté, quelle qu'en soit la cause. Mais La Fontaine ne voit que le côté comique de la vie, et si sa fable n'est pas une leçon de haute morale, elle est du moins une leçon d'observation et d'expérience.

N° III.

LES DÉFORMATIONS DE LA LANGue.

Sévérité ridicule pour la langue du passé, indulgence excessive pour la langue du jour, ces deux défauts se donnent amicalement la main. C'est du second qu'il nous reste à traiter.

II.-Le Néologisme effréné.

1. A force d'employer d'une manière elliptique les mots : pas, personne, rien, guère, aucunement, au sens négatif, on en est venu, bien à tort, à les considérer comme des négations: c'est faux. Les seules négations françaises sont: ne, non, nı, nul, nullement.

Personne veut dire quelqu'un, qui que ce soit: il est alors substantif abstrait, toujours du masculin et du singulier,

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