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cate sensibilité. Cherchons à nous rendre compte, par une analyse détaillée, des beautés incluses dans ces vers et des moyens techniques par lesquels La Fontaine a atteint un maximum d'effet. Afin d'introduire plus de clarté dans notre exposé, nous marquerons tout de suite les diverses parties de la Fable. La chose est aisée, car la composition y est parfaitement simple et régulière.

Depuis le début jusqu'à ce vers :

"A ses mots, en pleurant, ils se disent adieu "

c'est l'exposition

Depuis " A ses mots... n

jusqu'à

"Qui, maudissant sa curiosité "

c'est le récit des aventures.

Enfin, depuis "la volatile malheureuse'

jusqu'au dernier

vers de la Fable, c'est le tableau du retour. Reprenons maintenant chacune de ces parties.

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Ce que La Fontaine a surtout en vue dans cette exposition, c'est de peindre le caractère des deux pigeons.

marquez-le, a une physionomie qui lui est propre.

Chacun d'eux, re

Le premier pigeon est un faible, un timide, un casanier. II aime la vie tranquille, l'intimité tiède du foyer. Les travaux et les soins du voyage (c'est-à-dire les fatigues et les soucis) l'effraient d'avance. Il est supersticieux aussi :

Attendez les zéphyrs: qui vous presse? un corbeau
Tout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau.

Enfin il est aimant : et c'est là le trait qui le caractérise principalement. Avez-vous perçu la mélancolie discrète et voilée de ce tendre reproche: "non pas pour vous, cruel!"? Il est rare qu'en amitié, il y ait parfaite égalité d'affection. Il y a presque toujours celui qui aime et celui qui est aimé. Voilà pourquoi la tendresse inquiète de notre premier pigeon souffre de ne pas rencontrer une exacte équivalence dans le cœur de son compagnon,

Le second pigeon a un caractère tout différent du premier. Oh! il aime bien son frère, lui aussi il cherche à le consoler en lui promettant de mirifiques récits à son retour de voyage. Il y a chez lui un demi-égoïsme, un peu honteux de soi-même, qui s'enveloppe de promesses câlines: "Je reviendrai dans peu...". Au fond il a pour son frère une petite pitié dédaigneuse. Il se dit : Mon frère est enterré dans son coin, ignorant, curieux de rien. Moi, je sens bien que je suis ignorant aussi, mais au moins j'ai l'ambition de m'instruire." Et sans écouter les timides conseils que l'autre lui suggère, il part !...

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II. Les Aventures.

A ces mots, en pleurant, ils se disent adieu.

Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.

Il y vole, il est pris

Le vautour s'en allait le lier

Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié

La volatile malheureuse.

La Fontaine a compris que pour dégoûter son pigeon des voyages, il fallait multiplier les aventures fâcheuses. Un ou deux incidents n'auraient fait qu'aiguiser sa manie, loin de la détruire. Aussi le fabuliste fait-il marcher les événements d'un train d'enfer. Relisez le récit, et voyez quelle rapidité, quelle brièveté. Le pau

vre pigeon est accablé sous la variété et sous le nombre des maux qui fondent sur lui. Les transitions sont à peine marquées d'une aventure à l'autre :

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Toute cette seconde partie est pleine de vers pittoresques.

L'air devenu serein, il part tout morfondu.

Ce mot n'est pas mis là au hasard : il a une valeur spéciale. Il signifie "pénétré d'humidité et de froid." C'est juste la nuance voulue.

Ou encore :

Le vautour s'en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.

Tout un tableau est évoqué en un seul vers.

III. Le Retour.

Le fripon d'enfant prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié.

La volatile malheureuse,

Qui, maudissant sa curiosité

Voilà nos gens rejoints, et je laisse à juger

De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

Le retour est très étroitement rattaché au récit des aventures (il n'y a même pas un point).-Aussitôt après avoir lâché une petite malédiction contre les enfants, La Fontaine y arrive. Ce qu'il y a de plus remarquable dans cette dernière partie, c'est l'art avec lequel La Fontaine a réussi à donner une impression de lenteur et de cahotement. Ici cet effet est produit par des vers courts, de huit pieds, coupés après le quatrième pied ou après le troisième : Traînant l'aîle | et tirant le pied, Demi-morte et demi-boîteuse, Droit au logis | s'en retourna

Que bien que mal | elle arriva...

On voit le pauvre pigeon boîter. peindre par le rythme.

Voilà ce qui s'appelle :

Une fois "nos gens rejoints," le poète ne tente pas de décrire lourdement cette félicité reconquise: il laisse ce soin à l'imagination du lecteur et ainsi la fable s'achève sur un songe charmant...

Enfermer en une seule pièce tant d'émotion, tant de grâce, tant d'art, c'est là le secret de La Fontaine et c'est le privilège de son génie inimitable ! Ils sont nombreux ceux qui, entre toutes les fables de La Fontaine, choisissent les deux Pigeons pour leur décerner le premier rang.

P. DE LABRIOLLE.

N. B.-Nous remercions bien cordialement M. P. de Labriolle de ce témoignage tout gratuit de sympathie à l'endroit de la Revue littéraire. Toutes les fois qu'il lui plaira de nous présenter un régal aussi fin et aussi délicat, nous l'assurons de notre empressement à le faire goûter à nos lecteurs.

No III.

LES DÉFORMATIONS DE LA LANGUE (1)

Les défauts qui paraissent contribuer le plus efficacement à la corruption de notre langue sont un purisme à rebours qui rejette comme vieilles des constructions et des expressions tout à fait dignes d'être conservées, un néologisme effréné et encombrant et la tendance à l'anglicisme.

I.-Le Purisme faux ou excessif.

Vous y

Ouvrez l'Almanach Hachette, année 1899, page 313. trouverez sous ce titre "Tâchons de parler français !" une très longue liste de locutions et expressions signalées comme fautives et suivies de la formule correcte. L'auteur de cette nomenclature est trop souvent d'une sévérité ridicule : ses arrêts, heureusement, n'ont rien de définitif. Mais il faut regretter la publicité que leur donne un Almanach qui se vend à 300,000 exemplaires. En raison même de cette publicité, nous allons relever dans cette liste un certain nombre d'erreurs.

1. Ne dites pas aimer de lire, mais dites aimer à lire.

[Alm. Hach.] BOSSUET a écrit pourtant: "On aime d'avoir ces choses en sa puissance.”—SÉVIGNÉ: "Elle aime la conversation et surtout de plaire au roi." Etc., etc

Pourquoi pour la justice ai-je aimé de souffrir? [Lamartine]. 2. Ne dites pas: attraper la rougeole, mais prendre la rougeole. [Alm. Hach.]

A ce compte, la langue familière perd tout son pittoresque, toute sa vivacité. Nous continuerons sans scrupule à dire que nous avons attrapé un rhume, une maladie, un mauvais coup.

3. Ne dites pas bivouaquer, mais bivaquer.-Le premier est plus usité que le second, comme bivouac l'est plus que bivac.-L. COURIER: "Quand je bivouaquais sur les bords du Danube."— CHATEAUBRIAND: "J'avais l'air d'un soldat qui sort du bivouac."

4. Ne dites pas bosseler, mais bossuer un chaudron. -L'Académie admet bosseler dans le sens de déformer par des bosses, bien que son sens direct soit faire une bosse, comme botteler, c'est faire une botte de foin ou de paille.

5. Ne dites pas il faut vous changer, mais il faut changer de vêtements. Alors, il faut condamner toutes les métaphores du

(1) Voir Enseign, chrét, 1899.

langage, les tours rapides et clairs de la conversation. On dira toujours familièrement: Changer un malade, un enfant. . . ; comme l'on dira: Sucrez-vous, séchez-vous, changez-vous.

6. Ne dites pas davantage de, mais plus de.-Sans doute, cette tournure a vieilli, comme aussi : davantage que cependant on les rencontre dans les ouvrages des grands écrivains : PASCAL, BOSSUET, MOLIÈRE, LA BRUYÈRE...

7. Ne dites pas c'en est fait de moi, mais c'est fait de moi. Pour quelle raison? RACINE (Esth. 1. 3): "c'en est fait d'Israël. Et combien d'autres bons écrivains!

8. Ne dites pas: la maison d'en face, mais la maison en face. C'est justement tout le contraire. La maison en face" est un solécisme, parce qu'une locution adverbiale ne peut se joindre directement à un nom, Il faut dire la maison qui est en face, ou la maison d'en face, comme on dit les faveurs d'en haut, les émanations d'en bas.

9. Ne dites pas: il demande d'entrer, mais à entrer.— -LA BRUYÈRE: "On ne vous demande pas de vous récrier." La règle

est de mettre à ou de suivant les exigences de l'oreille.

10. Ne dites pas: essayer tous les métiers, mais: s'essayer à tous les métiers.--C'est une distinction arbitraire dont il n'y a pas MARMONTEL Essayer un trône.-LEGOUVĖ: Es

à tenir compte.

sayer la vertu.

11. Ne dites pas: eau de fleur d'orange, mais d'oranger. Erreur! Orange s'est dit anciennement pour oranger, comme olive pour olivier; d'où la locution: jardin des Olives.-SÉVIGNÉ: On se dit bonjour, on retourne cueillir des fleurs d'orange.

12. Ne dites pas : il ne s'en est fallu de guère, mais il ne s'en est guère fallu.-Ces deux constructions sont également bonnes, également autorisées. On dit de même: Il s'en faut beaucoup ou de beaucoup. Le grammairien de l'Almanach Hachette a écrit les deux formules ci-dessus, en omettant la négation ne la phrase "il s'en est guère fallu" est complètement barbare.

13. Ne dites pas : j'hésite de le faire, mais à le faire.-Les deux sont très corrects. La tendance actuelle est de préférer la seconde tournure: est-ce une raison pour rejeter la première? BOURDALONE: Hésiter d'obéir, c'est faire l'oeuvre de Dieu avec négligence.

14. Ne dites pas : faute d'inattention, mais faute d'attention.— Ainsi formulée, cette défense est absurde. Je dirai, par exemple :

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