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Non pas pour vous, cruel! Au moins, que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,

Changent un peu votre courage.

Encor, si la raison s'avançait davantage !

Attendez les zéphyrs : qui vous presse? un corbeau
Tout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,

Que faucons, que réseaux. Hélas! dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,

Bon souper, bon gîte, et le reste ? "
Ce discours ébranla le cœur

8 v.-Non pas... cruel! Quel déchirement laisse entrevoir ce mot, cette ironie douloureuse !-Les travaux (sens latin): les fatigues, les souffrances.

9 v.-Les soins les soucis, les inquiétudes, les préoccupations, les sollicitudes.-Madame de Sévigné écrit à sa fille : " N'ayez aucun soin de cette affaire; c'est la mienne... L'expression canadienne : Il n'y a pas de soin, paraît donc d'usage au XVII siècle.

10 v. Changent un peu: Tant de motifs accumulés pour amener la conviction donnent au mot un peu une teinte de mélancolie froissée.-Courage: cœur, intention, dessein; ce sens est aujourd'hui abandonné.

Il v.--Encor: nouvelle raison, laconique mais très naturelle.-La saison : le printemps; le temps favorable pour une chose.

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12 v.--Les Zéphyrs: mot charmant ! Quelle est la chose qui vous presse? (En latin, quid ? )

13 v.-Un corbeau...'oiseau : les pigeons connaissent donc l'art des angures? C'est bien naturel, et c'est une bonne raison de persuasion.

14 v.-Je ne songerai plus : verb, act.: voir en songe. Il est plus fort que penser, qui indique seulement l'existence de la pensée dans l'esprit.-Rencontre funeste: terme général spécifié par les vers suivants.

15 v.--Que faucons... : comme la langue poétique est plus concise et plus énergique que la prose !

16 v.-Mon frère: dernier trait de tendresse propre à émouvoir d'autres qu'un imprudent, étourdi et inexpérimenté,

Rem. Qui n'admirerait l'argumentation si serrée, si péremptoire de notre orateur? Chaque vers amène avec soi une preuve inattendue, naturelle cependant, dictée par l'amour tendre et désintéressé. Il n'est pas si rare que de jeunes aventuriers se plaisent à fuir le toit paternel, malgré les objurgations maternelles ; s'ennuyant au logis, ils sont assez fous pour entreprendre un voyage en lointain pays. Pourquoi faut-il que La Fontaine lui-même ait abandonné le foyer pour se rendre à Paris et y passer sa vie à ne rien faire; pardon! il a fait de belles fables au risque de les voir parfois retourner contre sa

personne.

18 v.-- Ce discours : mot juste, car il en présente au moins le fond, sinon la forme.-Ebranla: au propre, faire sortir de l'équilibre; au fig.: faire chan

De notre imprudent voyageur :

Mais le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin. Il dit: Ne pleurez point;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite :
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère ;

Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.

Je dirai J'étais là; telle chose m'advint :
Vous y croirez être vous-même."

A ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.

eler, rendre peu ferme, incertain, modifier les convictions, les sentiments(ici). Ex. -Ebranler la santé, la raison, l'Etat, le ministère, le courage (ou cœur), la confiance, la foi.-Une fermeté que rien n'ébranle.

19 v.-Imprudent : celui qui ne sait pas la valeur de ses actes, n'en approfondit ni les conséquences ni les suites, manque de sagesse, d'application, de prévoyance.-Mal avisé: celui qui ne regarde pas assez à l'acte qu'il accomplit, ne consulte ni les circonstances ni les convenances, manque d'attention, de circonspection, de précaution.

20 v.-Le... voir: la curiosité, le souci indiscret de connaître du nouveau. -L'humeur le tempérament, le caractère; inquiète qui ne trouve pas la tranquillité. Etre inquiet au sujet de la santé de quelqu'un être agité de quelque crainte sur ce point.

21 v.-L'emportèrent: entraîner, en parlant d'une passion qui prend le dessus.-Ne pleurez point: mot sec et froid, tout naturel.

22 v.-Trois jours: C'est peu en soi, c'est long relativement.—Satisfaite : dont les désirs ont été remplis.

23 v. -Dans peu, sous peu, loc. adv.: dans peu de temps.-De point en point, loc. adv. : exactement, en détail.—Au dernier point: extrêmement ; en tout point totalement.

:

24 v.-Aventures: ce qui arrive inopinément à quelqu'un.-D'aventure, par aventure, loc. adv.: Par hasard, fortuitement; à l'aventure au hasard, sans dessein.

--

25 v.-Quiconque... aussi: Deux hémistiches passés en proverbe.-Aussi : dans une phrase négative, la grammaire demande aujourd'hui non plus.

26 v. -Mon voyage dépeint: Construction latine, pour la description de

mon voyage"; tour fréquent chez les poètes.

27 v.-Vous sera... plaisir: Etre construit avec de indique le rapport de l'effet à la cause, la participation, la provenance.

28 v. Je dirai... : le second pigeon dramatise son récit, comme le prem'advint: racine du substantif aventure.

mier;

29 v.-Vous... vous-même : quelle naïveté ! faut-il ajouter quelle pointe de vanité ?

30 v. -A ces mots... adieu : Vers charmant, plein d'émotion, de délicate tendresse, beau par la concision, plus beau par la vérité du sentiment.

Le voyageur s'éloigne et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encore que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il part tout morfondu,

Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie :
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d'un lacs
Les menteurs et traîtres appâts.

Le lacs était usé; si bien que, de son aile,

De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin :

31 v.-Séloigne : aller loin, à distance. D'un seul mot, le poète peint la séparation des deux frères.-Voilà que: marque ici ce qu'une chose a d'inopiné, de subit.—Il ne faut pas confondre voici avec voilà. Ce dernier se rapporte à quelque chose d'antécédent le premier, à quelque chose de conséquent. Il est des cas où l'on emploie l'un pour l'autre, et l'on dit voilà pour voici.

32 v.-L'oblige de l'usage n'établit aucune distinction entre obliger à et obliger de, suivis d'un infinitif. Au passif, on préfère de.-Chercher retraite : avec ellipse de une, en poésie. Retraite lieu de refuge.

33 v.-Soffrir: être présenté aux yeux ou à l'esprit. -Le nuage est devenu promptement un orage.

34 v.-En dépit de, loc. prép.: malgré ; au fig. et fam. : faire une chose en dépit du bon sens... : la faire très mal.

35 v.-Tout morfondu : tout à fait pénétré d'humidité et de froid.-Par ext.: lassé par une attente vaine L'autre se morfondit (LA F. VII, 15).

:

36 v.-Son corps: son plumage.-Pluie: la prévision du confrère (il pleut, vers 15) s'est réalisée bientôt.

37 v.-A l'écart (du verbe écarter), loc. adv.: en un lieu détourné, écarté. --Mettre à l'écart tenir en réserve.— Répandu se dit de l'eau, du sang, des parfums d'une nouvelle ; ici, il signifie semé, dispersé sur une étendue de terrain.-Remarquez la suppression du sujet il, tour fréquent en poésie.

38 v. Cela...envie: sous-entendu, d'en faire autant, de picorer du blé lui aussi. Envie se dit donc des différents besoins corporels envie de pleurer, de bailler, de boire, de vomir.

39 v.--Il est pris : ce vers fait image, et l'esprit est saisi de la surprise et du malheur du voyageur déçu.--Ce blé couvrait : image hardie et forte; c'est plutôt le lacet qui couvrait le blé et servait de piège pour prendre les oiseaux. 40 v. -Appas, au sens moral et figuré, est synonyme d'attraits, de charmes; — appâts, amorces, pièges, séductions grossières. Mais l'orthographe se confond souvent. -Menteurs et traîtres sont deux qualificatifs très heureux. 41 v.--Le lacs... usé: voilà qui fait plaisir et permet d'espérer pour la pauvre victime.

42 v.-Tout le vers est imitatif, et se termine à propos par ce petit mot, enfin.

Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Fut qu'un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l'avait attrapé,

Semblait un forçat échappé.

Le vautour s'en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S'envola, s'abattit auprès d'une masure,

Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;

Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié

43 v.-Quelque....... périt : cette réflexion ne surprend guère, mais elle laisse entendre beaucoup et attire la compassion. -Pis, adv. est le comparatif de mal; ici, il est substantif et signifie : ce qu'il y a de plus mauvais.—Destin : ici, issue malheureuse d'un événement.

44 v.- Un certain : quelque, d'une façon indéterminée, un vautour quelconque, non sans une nuance de dédain.

45 v.--Plaisante idée, image imprévue que cette assimilation du pigeon avec un forçat échappé !

48 v.-S'en allait : Forme ancienne dans la langue, pour a!lait-Lier, terme de fauconnerie, se dit quand l'oiseau de proie, vautour ou faucon, enlève en l'air sa victime dans ses serres, ou lorsque, l'ayant assommée, il la lie de ses serres et la tient à terre.

49. Fond: v. intr.: s'affaisser (vieilli); par ext.: s'abattre sur quelqu'un, sur quelque chose, comme ici.

50. Conflit action d'être aux prises, en parlant de personnes qui se battent; au fig. conflit des intérêts, des passions. P. ext. contestation entre deux puissances, deux partis politiques, judiciaires... qui se disputent un droit, une attribution, etc.

51. S'abattit: en parlant d'un oiseau, descendre d'un vol rapide; mais le sens ordinaire est tomber tout d'un coup.-Masure: habitation délabrée, misérable; au fig. : Voir bientôt abattue cette masure ruineuse de leur corps. (BOSSUET).

52. Pour le coup, loc. adv.: Pour cette fois. -Expression d'impatience et d'humeur Pour le coup, c'en est trop ! (ROUSSEAU, Emil. III.)

53. Fripon: par badinage, se dit d'enfants, de jeunes gens, qui sont espiègles, malins ; d'enfant employé en ce sens entre deux noms, de fait du second la qualification du premier.-Sans pitié : la pitié du malheur de nos semblables nous porte à la crainte d'un pareil pour nous, cette crainte nous porte au sentiment de les soulager et au désir de l'éviter.

54. Plus d'à moitié: Plus, employé comme adv. de quantité, veut de avant le nom qui suit, et non que. Ex.-Des terres plus d'aux trois quarts incultes. (BUFFON).

La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l'aile, et tirant le pied,
Demi-morte, et demi-boîteuse,
Droit au logis s'en retourna.
Que bien, que mal, elle arriva

Sans autre aventure fâcheuse.

Voilà nos gens rejoints; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

N° II.

Les deux Pigeons.

ANALYSE LITTÉRAIRE.

Les deux Pigeons sont un des récits les plus charmants de La Fontaine. Bien des yeux se sort mouillés de larmes en lisant cette élégie mélancolique et tendre où le poète a mis toute sa déli55. Volatile tout animal qui vole; nom d'ordinaire masculin: ici La Fontaine lui donne le genre fém., sans doute pour le besoin du vers.

56. Maudissant: exprimer son impatience, sa colère. son horreur contre quelqu'un, contre quelque chose. La curiosité: c'est le désir de voir, à quoi il a cédé d'abord il a vu et il est instruit d'expérience.

57-59. Quel tableau ! quelques mots très simples suffisent à l'artiste pour fixer un idéal ou une réalité.

60. Que bien, que mal: en partie bien, en partie mal; c'est une locution du discours familier un peu vieillie ; aujourd'hui on dit mieux : Tant bien que mal.

61. Aventure facheuse: ce mot est resté dans la langue courante de la conversation. Fâcheux en parlant des choses signifie qui fait de la peine, et cause du chagrin. Il est fâcheux de ou que c'est une chose triste, regrettable de, que... En parlant des personnes, qui est d'humeur difficile, qui gêne, importun, incommode: Quel fâcheux personnage !

62. Nos gens: nos deux pigeons; -rejoints: réunis ; cependant rejoints est ici plus expressif; il est exact et bien français.—Je laisse à juger: je remets à chacun le soin de juger.

63. De combien... peines: très beaux vers, qui laisse deviner avec délicatesse les sentiments les plus expansifs débordant à l'heure de l'entrevue qui suit l'absence et le malheur.

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