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amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel; tantôt il suivait paisiblement sa course azurée; tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons, d'écume, si doux à l'œil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.

La scène sur la terre n'était pas moins ravissante: le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans l'intervalle des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans les bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons: des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d'ombres flottantes sur une mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte. Au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires.

La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s'expliquer dans les langues humaines ; les plus belles nuits d'Europe ne sauraient en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l'imagination cherche à s'étendre; elle rencontre de toutes parts l'habitation des hommes. Mais, dans ces régions sauvages, l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes. à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu.

[CHATEAUBRIAND, Génie. L. v, ch. 12.]

REMARQUES.

1. Voilà l'une des plus élégantes pages de l'œuvre immense de Chateaubriand; c'est en même temps l'une des plus parfaites de la littérature contemporaine. L'auteur s'y révèle à la fois observateur de la nature, poète à l'imagination hardie, à la sensibilité exquise, artiste distingué et de premier ordre, peintre et mușicien, chrétien aussi, ce qui l'honore encore plus à nos yeux et lui vaut notre sympatique admiration.

2. "Chateaubriand, dit M. Lanson, avait cette sensibilité du peintre qui perçoit des beautés invisibles à la foule dans le dessin d'une attitude ou d'un mouvement, dans les transparences ou les brumes de l'air, dans l'harmonie des tons et des lignes.”—Il excelle à choisir les traits épars, observés un à un, puis groupés en un tout d'une élégance et d'une harmonie parfaites. L'on sent, chez lui, le procédé habituel des rapprochements et des contrastes, et il

aime le trait final, image panachée, à effet, qui termine souvent les paragraphes.

3. Il abonde en mots plein de lumière et d'harmonie, de rythme, de cadence et de nombre: c'est un poète qui chante presque toujours en s'accompagnant de la lyre ou d'une harpe éolienne: il ne manque que la rime du vers.

4. Est-ce à dire que l'illustre écrivain soit exempt de reproches? Non; il y a des réserves à faire, et beaucoup, sur lesquelles nous reviendrons en temps opportun. Les élèves ne devraient lire de ses œuvres que les éditions de Morceaux choisis.

5. Quelques réflexions seulement sur le tableau qui précède : l'auteur lui donne un cadre, formé d'une entrée en matière comprenant quatre lignes, et d'une conclusion deux fois plus étendue.

Le préambule est concis, net, sans prétention: circonstance de temps: un soir; circonstance de lieu: une forêt, la cataracte du Niagara. Considérez l'aisance et le naturel de cette diction, ainsi que le choix des images: le jour s'éteint..., je goûtar..., je m'étais égaré..

Regardez ensuite, la peinture, car c'en est une en réalité, composée de mots et de phrases au ton et au coloris bien ménagés. Voyez l'heure, le couchant encore illuminé, l'orient où la lune s'est levée; la lune ? non, c'est une reine, et la brise est comme son haleine rafraîchissante. Cette reine monte dans l'espace; si le ciel est sans nuages, l'espace est bleuâtre, et la reine suit paisiblement sa course; si les nues passent entre elle et nous, leur cîme ressemble à la neige de montagnes élevées, et ces nues 'se ploient comme des voiles de navires, sont transparentes et tamisent les rayons lunaires, se dispersent en flocons... de neige? non, d'écume, forment des bancs... de sable blanc et fin des grèves de l'Océan? non, de ouate étincelante: voilà les images; voici la sensation: si doux à l'œil, qu'on croyait en ressentir la mollesse et l'élasticité. Notons en passant que, d'après les règles strictes de la grammaire, il faudrait mettre "... en ressentir la...," parce que la possession est attribuée à un nom de chose inanimée.

་་

Regardez encore la peinture, je veux dire la partie qui représente le paysage. C'est toujours la lumière de la lune qui, descendant à travers les arbres en gerbes, en faisceaux de rayons, en jour velouté, éclaire la forêt, la rivière, la savane, les gazons... Les bouleaux forment des îles d'ombres qui flottent sur un océan de lumière; silence et repos partout, à part la chute d'une feuille

A

ou le gémissement d'un oiseau par intervalles, à part le sourd grondement de la chute grandiose du Niagara. Avec quel art accompli, l'écrivain fait ressortir les détails les plus difficiles à rendre !

La conclusion, très belle et très naturelle, se présente à l'esprit sous forme de rapprochement. On y retrouve une pensée chère à l'auteur : l'homme ne goûte la nature que lorsqu'il n'est distrait par aucun être humain, et quand il se trouve dans une solitude assez vaste pour lui donner le sentiment de l'infini, de Dieu. Ce dernier mot révèle tout un abîme entre Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et l'auteur du Génie du christianisme: inutile d'y insister.

6. Pour permettre de mieux apprécier les procédés de composition de Chateaubriand, et pour montrer comment il se corrigeait et améliorait sans cesse ses descriptions, nous donnons la rédaction première, telle qu'elle se trouve dans son Essai sur les Révolutions. En la comparant, phrase par phrase, à celle qui a paru ensuite dans le Génie, nos lecteurs pourront juger de l'habileté avec laquelle le grand artiste savait opérer des retouches et s'approcher de plus en plus de la perfection.

Il faisait clair de lune. Echauffé de mes idées, je me levai et fus m'asseoir, à quelque distance, sur une racine qui traçait (s'étendait presque à fleur de sol) au bord d'un ruisseau ; c'était une de ces nuits américaines que le pinceau de l'homme ne rendra jamais, et dont je me suis rappelé le souvenir avec délices.

on voyait çà et là, dans de grands Tantôt la lune reposait sur un cîme etc... neige; peu à peu ces

La lune était au plus haut point du ciel: intervalles épurés, scintiller mille étoiles. groupe de nuages, qui ressemblaient à la nues s'allongeaient, se déroulaient en zones diaphanes et onduleuses de satin blanc, ou se transformaient en légers flocons d'écume, en innombrables troupeaux (1) errant dans les plaines bleues du firmament. Une autre fois, la voûte aérienne paraissait changée en une grève où l'on distinguait les couches horizontales, les rides parallèles tracées comme par le flux et le reflux régulier de la mer; une bouffée de vent venait encore déchirer le voile, et partout se formaient dans les cieux de grands bancs d'une ouate élouissante de blancheur, si doux à l'œil, etc... élasticité.

La scène etc.. ravissante: le jour céruséen (2) et velouté de la lune flottait silencieusement sur la cîme des forêts, et, descendant dans les intervalles etc... ténèbres. L'étroit ruisseau qui etc... pieds, s'enfonçant tout à tour sous des fourrés de chênes-saules et d'arbres à sucre, et reparaissant un peu plus loin dans les clairières tout brillant des constellations de la nuit, ressemblait à un ruban de moire et d'azur, semé de crachats de diamants, et coupé

(1) Idée vraie et heureuse que l'on s'étonne de ne point retrouver dans la seconde rédaction. (2) La céruse est le carbonate de plomb, de couleur blanche.

transversalement de bandes noires. De l'autre côté de la rivière, dans une vaste prairie naturelle, la clarté etc... gazon, où elle était étendue comme des toiles. (1). Des bouleaux dispersés çà et là dans la savane, tantôt, selon le caprice des brises,se confondaient avec le sol en s'enveloppant de gazes pâles, tantôt se détachaient du fond de craie en se couvrant d'obscurité, et formant comme des îles etc... lumière. Auprès, tout était silence et repos, hors la chute etc... etc... hulotte; mais au loin, etc... les roulements solennels de la cataracte de Niagara, qui etc.. etc... solitaire.

La grandeur etc... etc... idée. Au milieu de nos champs cultivés, en vain l'imagination, etc... hommes. Mais dans ces déserts l'âme se plaît à s'enfoncer, à se perdre dans un océan d'éternelles forêts; elle aime à errer, à la clarté des étoiles, au bords des lacs immenses, à planer sur le gouffre mugissant des terribles cataractes, à tomber avec la masse des ondes, et, pour ainsi dire, à se mêler, à se fondre avec toute une nature sauvage et sublime. (2).

7. Que penser de cette dernière rédaction? N'est-elle pas inférieure à la seconde en sobriété et en harmonie, pour le choix des épithètes et l'idéal de l'ensemble? La dernière phrase exprime des sentiments panthéistes que l'auteur a modifiés et repoussés après sa conversion.

C.-Classe de Rhétorique.

No I.

PORTRAITS.

N.B.-En 1839, L. VEUILLOT, âgé de 26 ans, publiait une nouvelle intitulée: L'Epouse imaginaire, dont l'action se passe en 1735 et dont le style est à dessein un pastiche de celui de cette époque. Le héros du petit roman fait lui-même son portrait physique et moral: on assure que L. Veuillot s'y est peint lui-même sous ce double aspect.

I.-Portrait physique.

L'ensemble de ma personne n'a rien qui soit remarquable: je ne suis ni grand, ni gros, ni petit, ni maigre ; je n'ai point la taille élégante, je ne l'ai point épaisse. Je suis un garçon à peu près comme tous les autres, et je vous avoue que le public est le modèle, sur ce point, auquel je m'efforce de ressembler. Cependant, une démarche aisée en même temps qu'assez grave, serait, selon quelques-uns, le point où je me distingue, et je crois que je puis accepter

(1) L'auteur a sagemeut fait en supprimant plus tard cette comparaison. (a) Voir CHATEAUBRIAND, par l'abbé Lepitre. Poussielgue.

cette flatterie. Je n'ai l'allure ni d'un évaporé ni d'un rustaud; je pose mon pied sur la terre, solide et bien assuré, et je me promène par la ville comme un propriétaire dans son héritage; cette espèce de dignité sert à compenser suffisamment une certaine carrure, qui voudrait, peut-être, que j'eusse quelque petite chose de plus en hauteur. A tout prendre je ne suis pas mal fait.

Ce corps vigoureux supporte une tête qui pourrait être un peu moins volumineuse, sans pour cela paraître disproportionnée. Vous voyez bien ce que je veux dire ; de grâce, n'exigez point que je sois plus précis là-dessus. J'ai les traits forts plutôt que prononcés, les lèvres grosses, le nez... eh bien! oui, le nez ample! Les yeux sont noirs et plutôt petits, fort vifs quelquefois; les sourcils bien placés, peut-être un peu durs: le menton assez agréable, malheureusement, je commence à en avoir deux; avec cela le teint brun et pâle. II est vrai que je ne suis pas beau. Cependant l'ensemble ne repousse pas ; mais encore faut-il reconnaître, si le moindre agrément s'y trouve, que ce n'est en aucune manière l'agrément d'un Céladon. Je me sauve par la physionomie.

Si je m'anime à causer, mon regard brille; avec ceux que j'aime, j'ai le sourire bon et tendre; avec tout le monde l'air franc; enfin sur ce visage tel quel, se peignent sans difficulté des sentiments faits pour attirer la sympathie. Mes traits disent nettement ce que j'ai dans l'âme, et c'est pourquoi je ne suis pas toujours désagréable à regarder.

Je ne mets point de poudre, ni ne fais usage de parfum; j'ai les cheveux très noirs et fins, et assez fournis. Comme feu M. le duc de La Rochefoucauld, je pourrais "prétendre en belle tête," mais je veux être modeste là-des

sus.

Avant de vous écrire, j'ai demandé à une dame qui passe pour sincère, comment elle me trouvait. Elle a répondu : -“Vous avez la voix aimable, vous ne manquez pas d'esprit : lorsque l'on vous écoute..., on peut oublier qu'on vous voit."

REMARQUES.

1. Comment l'auteur a-t-il procédé dans la peinture de cette physionomie? Si nous saisissons sur le fait l'art de l'invention des idées, de leur disposition, de leur enchaînement, de leur expression, nous aurons découvert le secret de l'imitation et de la reproduction de son procédé.

2. L'écrivain considère d'abord l'ensemble de sa personne : c'est l'idée du premier alinéa : taille, démarche, allure, carrure; quelques mots, mis en saillie dans un langage spirituel et simple, lui suffisent pour gagner la sympathie du lecteur et le faire sourire.

Puis il analyse successivement la partie noble du corps humain, la tête son volume, les traits, les lèvres, le nez, les yeux, les sourcils, le menton, le teint. Comme Louis Veuillot avait été,

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