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dramatique, parce qu'elle fait croire que la grenouille peut arriver sans trop d'effort à une certaine grosseur, par le simple déploiement des plis de sa robe. La Fontaine, au contraire, prend en pitié la pauvrette "qui n'est pas grosse en tout comme un œuf.” Cette confidence du poète est d'une ingénuité charmante. même d'assister au premier effort de la grenouille, nous tremblons pour elle la distance est si grande entre un œuf et un bœuf! (Remarquez, en passant, cette rime tellement naturelle qu'on n'y songe pas même. On dirait que ces deux mots "œuf, bœuf” ont été inventés tout exprès pour La Fontaine et qu'ils sont venus se placer là d'eux-mêmes.)

Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille..."

Vers admirable d'harmonie imitative. On a vanté, avec raison, le cinquième vers du "Coche et de la Mouche": " L'attelage suait, souflait, était rendu." Il est loin, cependant, d'avoir la perfection du précédent. Tous les efforts que fait la grenouille, nous les sentons vivement, à la prononciation de ce vers, chargé de syllabes nasales, de consonnes sifflantes, de coupes rudes. C'est bien en ces sortes de vers que rayonne dans tout son éclat le génie descriptif de La Fontaine.

Le vers suivant contraste étrangement avec cet amas de difficultés :

"Pour égaler l'animal en grosseur ; ..."

Voilà le but de tous les efforts de l'ambitieuse grenouille, atteindre à la belle taille du bœuf. Quelle richesse de description encore dans la limpide et douce tranquillité de ce vers! On sent que la grenouille est certaine du succès et que cette assurance double ses efforts en lui faisant pressentir déjà les enivrements de la victoire.

"Disant: Regardez bien, ma sœur ;

"Est-ce assez? dites-moi; n'y suis-je point encore ?..."

Ici commence le dialogue dont Horace avait donné l'idée. Nous allons assister à une scène d'un comique achevé, grâce à une circonstance inventée par le génie de La Fontaine et que n'avaient pas même soupçonnée ses initiateurs. Je veux dire la condition du troisième personnage qui entre en scène. Horace et Phèdre donnaient ce rôle aux petits de la grenouille. La Fontaine a vite reconnu la fausseté du procédé. Une femme en quête de louanges ne s'adresse pas à ses enfants; ceux-ci d'ailleurs, n'ont pas la liberté d'allures nécessaire pour nous intéresser vrai

ment au jeu de leurs répliques. Qui donc sera là dans son rôle? Tout naturellement, la voisine est là toute prête à offrir son concours, la voisine qui ne demande pas mieux que de se mêler de vos affaires, qui a juste assez de parenté avec vous pour ne point la gêner dans ses réflexions sur votre compte.

"... Regardez bien, ma sœur ;. ."

Ma sœur, c'est cette voisine, autre dame de la famille batracienne. "Est-ce assez ? dites-moi; n'y suis-je point encore ?"

L'ambitieuse pense atteindre déjà aux énormes proportions du boeuf.

"Nenni..."

Ce "nenni" court et sec, narquois dans sa forme, est précisément la note souverainement risible qui manquait à Horace et plus encore à Phedre.

La grenouille n'est pas vaincue pour si peu ; elle est décidée à remporter la victoire, coûte que coûte. Donc nouvel effort: "...M'y voici donc ?..."

Mais la voisine, appelée comme juge, n'a pas intérêt à flatter la vanité de sa cliente; sa décision est sans détours :

"Point du tout."

Nouvelle tentative, extrême cette fois :

"...M'y voilà ?"

"-Vous n'en approchez point."

Vraiment, c'est à décourager les plus héroïques entêtements. Mais la grenouille a juré de parvenir au but, elle ne reviendra pas

sur sa

résolution, et

"...La chétive pécore

"S'enfla si bien qu'elle creva."

Tel est le tragique dénouement du drame refait par La Fon

taine.

Sans autre oraison funèbre, La Fontaine développe la morale en quatre vers.

Il eut sans doute sous les yeux plusieurs exemples d'ambition trompée et de fortune rapidement acquise mais sombrant tout à coup dans une catastrophe imprévue.

CLASSE DE SECONDE OU DE BELLES-LETTRES.

N° I.

Exercices raisonnés des genres de prose.

La description.

1. La description est une peinture au moyen de lettres, de, mots et de phrases, au lieu de couleurs, de lumière et d'ombres ; tandis que le tableau est peint pour les yeux, la description est faite pour l'esprit.

Elle doit être vivante avant tout, car elle a pour fin d'animer les objects matériels, de rendre sensibles les détails réels des choses de la nature.

2. La description a pour objet, non le mouvement ou l'action, le récit des événements, mais la reproduction des formes et des aspects soit des lieux, soit des êtres visibles qui nous environnent.

3. Elle est scientifique, quand elle reproduit exactement et par ordre tous les détails : ainsi procèdent les naturalistes, Buffon, Cuvier, etc.; elle est littéraire, quand elle représente seulement certains détails bien choisis, plus caractéristiques et plus saisissants esquisse, elle tient en quelques mots; tableau, elle est plus étendue.

Le portrait dessine la physionomie physique ou morale d'un individu; le caractère peint une vertu, un travers ou un vice en général, ou même un type qui est l'image de toute une catégorie; le parallèle rapproche ou oppose deux portraits ou deux caractères.

Mais toujours il faut faire voir, faire vivre ce que l'on décrit.

*

* *

A.-Description de la grotte de Calypso.

Cette grotte était taillée dans le roc, en voûtes pleines de rocailles et de coquilles elle était tapissée d'une jeune vigne, qui étalait ses branches souples également de tous côtés. Les doux zéphyrs conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur.

Des fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prés semés d'amarantes et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le crystal; mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée La on trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d'or, et dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons,

répand le plus doux de tous les parfums; ce bois semblait couronner ces belles prairies, et formait une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer: là on n'entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d'un ruisseau qui, se précipitant du haut d'un rocher, tombait à gros bouillons pleins d'écume, et s'enfuyait au travers de la prairie.

La grotte de la déesse était sur le penchant d'une colline. De là on découvrait la mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée contre les rochers, où elle se brisait en gémissant et en élevant ses vagues comme des montagnes. D'un autre côté, on voyait une rivière où se formaient des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs têtes superbes jusque dans les nues. Les divers canaux que formaient ces îles semblaient se jouer dans la ampagne : les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité; d'autres avaient une eau paisible et dormante; d'autres, par de longs détours, revenaient sur leur pas, comme pour remonter vers leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. [FÉN. Tel. 1.]

* *

REMARQUES (1)

1. Que faut-il penser de cette description? Elle paraît défectueuse, parce qu'elle est scientifique, composée de termes généraux, vagues, indéterminés, d'alliances de mots rebattus et ternes, parce qu'elle n'est ni copiée sur le réel, ni vue, ni observée, et qu'enfin les détails ne sont ni frappants, ni mis en relief. Remarquez en effet ces expressions :

Grotte tapissée d'une vigne, des fleurs qui émaillent des tapis verts; puis les doux zéphyrs, les doux murmures, les doux parfums...; en ce lieu, en divers lieux; les belles prairies, un ruisseau qui s'enfuit à travers la prairie; ensuite le verbe formaient répété quatre fois, le chant des oiseaux, quelquefois (indéfini); semblaient, avaient, trouvaient : verbes sans relief et très cemmuns ; d'un côté, d'un autre côté, etc., etc.

2. L'ensemble du tableau est trop uni, sans coloris, sans ton, sans âme; rien ne touche, ne remue jusqu'à la sensation forte et intense; en un mot, l'imagination et l'esprit, ne saisissant rien de précis et de vigoureux, flottent dans la brume ou le brouillard.

3. Qu'on le veuille ou non, ce style fade et incolore est aujourd'hui démonétisé c'est le type de la banalité inexpressive qu'il faut abandonner définitivement, parce que l'imagination a renouvelé la littérature et surtout la description.

*

**

B.--Le lever du soleil.

Le soleil s'avance et son approche se fait connaître par une céleste blancheur qui se répand de tous côtés : les étoiles sont disparues, et la lune se lève avec son croissant d'un argent si beau et si vif que les yeux en sont charmés.

(1) Veir Albalat, op. cit. p. 231,

Elle semble vouloir honorer le soleil, en paraissant claire et illuminée par le côté qu'elle tourne vers lui: tout le reste est obscur et ténébreux, et un petit demi-cercle reçoit seulement dans cet endroit un ravissant éclat par les rayons du soleil, comme du père de la lumière : plus il la voit, plus sa lumière s'accroît quand il la voit tout entière, elle est dans son plein: et plus elle a de lumière, plus elle fait honneur à celui d'où elle lui vient.

Mais voici un nouvel hommage qu'elle rend à son céleste illuminateur. A mesure qu'il approche, je la vois disparaître, le faible croissant diminue peu à peu; et quand le soleil s'est montré tout entier, a pâle et débile lumière, s'évanouissant, se perd dans celle du grand astre qui paraît, dans laquelle elle est comme absorbée: on voit bien qu'elle ne peut avoir perdu sa lumière par l'ap proche du soleil; mais un petit astre cède au grand, une petite lumière se confond avec la grande; et la place du croissant ne paraît plus dans le ciel, où il tenait auparavant un si beau rang parmi les étoiles.

REMARQUES.

[Boss. Traité de la Conc.]

1. Bien décrire, c'est bien voir. Bossuet a certainement vu quels étaient les premiers rayons du soleil encore invisible à l'horizon, ainsi que les étoiles, le croissant de la lune, le matin à l'heure du crépuscule.

2. Rien de romanesque, rien d'insignifiant dans cette esquisse du grand écrivain; mais bien le choix des détails, la vision nette et personnelle de la scène matinale, la sobriété grave et même sévère dans l'emploi du coloris, c'est-à-dire des images et des sensations.

Bossuet aime le détail précis et concret, l'image neuve et hardie: citons seulement les expressions:

Céleste blancheur... croissant d'un argent si vif... Honorer le soleil... père de la lumière... Il (le soleil) la voit... elle fait honneur... Nouvel hommage qu'elle rend... pâle et débile lumière... et la place du croissant ne paraît plus. 3: L'écrivain nomme à peine les étoiles, néglige l'horizon, la nature, le paysage, le couchant, l'aspect général du ciel; il s'arrête à deux idées diverses phases. dans l'esprit.

effets du soleil levant sur la lune dans ses C'est ce qui frappe, plaît et grave cette esquisse

* *

C.-Une nuit au Niagara.

Un soir, je m'étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte du Niagara. Bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau Monde.

Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres à l'horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits

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