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pour sa ruine excité par l'insatiable avidité, aveuglé par l'ambition encore plus insatiable, il renonce aux sentimens d'humanité, tourne toutes ses forces contre luimême, cherche à s'entre-détruire, se détruit en effet ; et, après des jours de sang et de carnage, lorsque la fumée de la gloire s'est dissipée, il voit d'un œil triste la terre dévastée, les arts ensevelis, les nations dispersées, les peuples affaiblis, son propre bonheur ruiné, et sa puissance réelle anéantie (1).

BUFFON. Histoire naturelle.

L'Ordre et le Désordre dans le Monde physique.

QU'EST-CE que l'ordre et le désordre dans le monde physique? Pénétrons ensemble dans cette vallée qui se prolonge devant nous. Des monts sourcilleux en protégent l'enceinte; leurs sommets, couverts d'une neige éternelle, étincellent au loin, resplendissans de tous les feux de l'astre du jour; au-dessous de la région des neiges, et à des hauteurs inégales, une immense forêt de pins se déploie, dont les feuillages sombres rehaussent encore l'éclat de la zone brillante qu'elle termine; plus bas, les teintes deviennent moins sévères. Des collines, plus ou moins élevées, appuient leurs croupes verdoyantes sur les flancs des montagnes, et, dans leur développement pittoresque, offrent à l'œil enchanté, tantôt d'agrestes solitudes, tantôt de magnifiques paysages; ici, de doux et secrets asiles; là, des perspectives lointaines, dont les traits fugitifs viennent se perdre dans l'azur des cieux, ou se refléter mollement dans les ondulations incertaines du lac majestueux qui borne l'horizon. Des eaux, pures comme l'air que vous respirez, s'échappent des réser

(1) Voyez Tableaux en vers; et dans les Leçons Latines anciennes, t. I, Descriptions.

voirs supérieurs qui les alimentent; et, distribuées en ruisseaux limpides ou en cascades argentées, elles ajoutent, par leurs effets divers, au charme de la contrée. Voyez comme ces cabanes dispersées se groupent agréablement avec les masses de verdure qui les environnent. Chacune est abritée contre le vent du nord ou la chaleur importune du midi, par des bosquets d'ormes, de hêtres, de chênes verts; chacune a son verger, qu'enclôt une double haie vive, entremêlée d'arbustes odorans; audevant sont des champs cultivés, qui se couvrent, suivant la saison, de légumes savoureux ou de moissons abondantes, tandis qu'au fond de la vallée de superbes troupeaux errent dans de vastes pâturages interrompus çà et par des touffes d'églantiers, des plantations d'aunes toujours frais, ou des saules robustes, dont la coignée destructive a respecté les rameaux. C'est ici le séjour de la paix profonde et de l'innocente joic. Quelle expression de bonheur est répandue sur la physionomie de ces femmes, de ces enfans, de ces vieillards réunis auprès de leurs demeures champêtres, et se livrant, en commun, à des occupations convenables à leur sexe ou proportionnées à leurs forces! Quel mélange de noblesse et de sérénité, de confiance naïve et de bonté courageuse dans les traits de ces jeunes gens qui, sous les yeux de leurs heureuses familles, se partagent entre eux les travaux de la culture, ou le soin des troupeaux! Entendez-vous ces accens prolongés, ces chants mélodieux, ces murmures, ces sons, ces voix ineffables, qui, s'élevant de toutes les profondeurs de cette terre fortunée, célèbrent, comme à l'envi, l'éternel et inépuisable auteur de tant de biens? Qu'il est touchant, qu'il est sublime ce concert solennel d'hommage et de reconnaissance!..... Or, maintenant, l'aspect d'une scène si imposante et si romantique, d'où naît l'involontaire et douce émotion dont vous êtes agité? D'où vient qu'ici vos organes ont plus de mouvement, plus de liberté, plus de jeu? D'où vient que vos pensées sont

plus élevées, plus pures, votre sensibilité plus expansive, plus calme, vos facultés plus agissantes? D'où vient qu'ici vous vivez davantage? C'est qu'ici tout est réalité, tout est vie; c'est qu'ici chaque être, en se développant, ne contrarie, ne blesse pas l'être qui se développe à côté de lui; c'est que si, dans ce magnifique tableau, les nuances, les couleurs, les oppositions, les contrastes, les formes, sont infinis, vous n'y découvrez néanmoins rien de discordant, rien de heurté, rien qui arrête péniblement vos regards; en un mot, c'est qu'ici se manifeste dans toute sa majesté, dans toute sa richesse, cet ordre puissant de la nature, dont le propre, comme vous le voyez, est de donner à chaque chose son harmonie, c'est-à-dire la plénitude de son être et de ses rapports, et, avec toutes les harmonies particulières qu'il produit, de composer sans cesse des harmonies nouvelles, progressivement plus variées et plus étendues.

Mais un bruit imprévu se fait entendre. Du sommet des montagnes se précipite avec fracas une avalanche redoutable. Sa masse énorme brise, froisse, bouleverse toutes les couches d'air qu'elle parcourt dans sa chute: les vents naissent de ce bouleversement subit, les vents, précurseurs de la tempête. Sous leur action impétueuse, les vapeurs répandues dans l'espace se condensent transformées tout à

coup en nuages menaçans; l'astre du jour pâlit; une obscurité soudaine envahit l'horizon, et se déployant par degrés,ensevelit sous ses teintes noirâtres les forêts superbes, les paysages enchantés, les sites pittoresques, et ces collines parées d'une si douce verdure. Cependant la tempête éclate; d'horribles éclairs brillent d'une lumière effrayante dans la profondeur des cieux; le tonnerre retentit de toutes parts, rendu plus affreux par les échos de la contrée. Le lac, violemment agité, soulève en mugissant ses vagues écumantes; les vents soufflent avec fureur; le pin altier, le chêne orgueilleux, chancellent sur leurs troncs robustes; l'humble arbrisseau se tourmente sur sa tige flexible; au

haut des airs, les nuages s'entre-choquent: de leurs flancs rompus par la foudre tombe à flots redoublés une pluie formidable; en un instant, toute la région en est inondée: les ruisseaux roulent, bondissent avec l'impétuosité des torrens; les cascades deviennent d'épouvantables chutes d'eau; et cette vallée, si riante et si belle, maintenant jonchée de débris, n'offre plus à l'œil consterné qu'une vaste scène de désolation et de ruines. Où fuyez-vous, bons et simples habitans de ces hameaux? où vont ces femmes éperdues, ces enfans en pleurs, ces vieillards soucieux? Je les vois qui cherchent un asile dans les roches caverneuses de la contrée, tandis qu'au fond de la vallée, luttant contre le débordement des eaux, et mêlant les sons aigus de leurs cors rustiques aux accens lugubres de la tempête, les bergers inquiets appellent les troupeaux que la crainte a dispersés, et les chassent devant eux vers des lieux plus tranquilles. Or, au point d'élévation où nous sommes, et sous cette voûte naturelle qui nous garantit, nous pouvons contempler à loisir les effets de l'orage, sans avoir à redouter ses fureurs..... Et néanmoins d'où naît l'effroi qui vous saisit? d'où vient qu'à l'aspect de la scène terrible qui se développe sous vos yeux, vos humeurs, comme subitement empêchées dans leur cours, ne circulent plus qu'avec une pénible lenteur? Pourquoi la tristesse de vos pensées, le trouble de vos sens, la contrainte de toutes vos facultés? C'est qu'il n'y a plus ici de mouvement, de vie; c'est qu'ici toutes les réalités souffrent, tous les développemens sont arrêtés; c'est que d'une réalité à une autre, il né se transmet plus d'influence bienfaisante, d'émanation salutaire; c'est que chaque être ici est fatigué dans ses rapports, gêné, contrarié dans ses habitudes; c'est qu'ici toutes les analogies sont interrompues, toutes les consonnances disparaissent, toutes les couleurs se heurtent ou se confondent; en un mot, c'est qu'ici le désordre se montre dans toute sa difformité, le désordre dont le propre est donc, comme je

l'ai fait remarquer, de comprimer, d'isoler tout ce qu'il touche, de bouleverser, de détruire toutes les harmonies, d'ôter aux principes des êtres leur expansion, et à la masse des effets leur ensemble et leur unité.

BERGASSE. Fragmens sur la manière dont nous distinguons le bien et le mal.

Les Montagnes de la Suisse.

TANTOT d'immenses roches pendaient en ruines audessus de ma tête ; tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leurs épais brouillards; tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdais dans l'obscurité d'un bois touffu; quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature. sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes, où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré. A côté d'une caverne, on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs, où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans des terrés éboulées, d'excellens fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices.

les

Ce n'est pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays étrangers si bizarrement contrastés; la náture semblait encore prendre plaisir à s'y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvait différente en un même lieu sous divers aspects! Au levant, fleurs du printemps; au midi, les fruits de l'automne; au nord, les glaces de l'hiver. Elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol, et formait l'accord, inconnu partout ailleurs, des productions des plaines et de celles des Alpes.

J. J. ROUSSEAU. ·

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