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ques substances grossières distribuées avec épargne; sans cesse consternés des maux de leurs malheureux compagnons, et des menaces d'un impitoyable gardien, moins effrayés du supplice que tourmentés de son attente; dans ce long martyre de tous leurs sens, ils appellent à leur secours une mort plus douce que leur vie infortunée.

Si ces hommes sont coupables, ils sont encore dignes de pitié, et le magistrat qui diffère leur jugement est manifestement injuste à leur égard. La loi a prononcé un châtiment public qui doit suffire à la réparation de leur crime et à la satisfaction de la société; ce long tourment d'une prison cruelle est une peine nouvelle dont il surcharge le coupable, et c'est violer la loi que d'en excéder la mesure excès d'autant plus funeste, qu'il nuit à la fois au coupable et au public, et que tous les momens consumés dans une prison sont perdus pour l'exemple des mœurs.

Mais si ces hommes sont innocens, 6 douleur, ô pitié! à cette idée l'humanité pousse du fond du cœur un cri terrible et tendre. Quoi! cet homme né libre gémit sous le poids des fers? Cet homme, à qui la lumière et l'air du ciel étaient destinés, respire à peine dans un cachot; ce père de famille est arraché avec violence des bras de son épouse et de ses enfans! Le deuil, le désespoir et la faim se sont emparés de sa tranquille habitation; ces bras qui tenaient embrassées une épouse tendre, une progéniture naissante; ces bras qui leur donnaient la subsistance, qui semaient, qui recueillaient; ces bras si nécessaires à l'Etat, sont indignement liés; un cœur pur et sans reproche est dans des lieux souillés de remords; l'innocence, en un mot, est dans le séjour du crime : c'est là qu'on ne peut s'empêcher de gémir profondément sur les malheurs de l'humaine condition; c'est là qu'en jetant les yeux vers la Providence, on dit avec autant d'amertume que d'étonnement: O homme! quelle est

ta destinée! souffrir et mourir, voilà donc les deux grands

termes de ta carrière.

SERVAN. Discours sur l'Administration de la Justice criminelle.

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Vie privée de Fénelon.

SON humeur était égale, sa politesse affectueuse et simple, sa conversation féconde et animée. Une gaieté douce tempérait en lui la dignité de son ministère, et le zèle de la religion n'eut jamais chez lui ni sécheresse ni amertume. Sa table était ouverte, pendant la guerre, à tous les officiers ennemis ou nationaux que sa réputation attirait en foule à Cambrai. Il trouvait encore des momens à leur donner, au milieu des devoirs et des fatigues de l'épiscopat. Son sommeil était court, ses repas d'une extrême frugalité, ses mœurs d'une pureté irréprochable. Il ne connaissait ni le jeu ni l'ennui : son seul délassement était la promenade; encore trouvait-il le secret de la faire rentrer dans ses exercices de bienfaisance. Il rencontrait des paysans, il se plaisait à les entretenir. On le voyait assis sur l'herbe au milieu d'eux, comme autrefois saint Louis sous le chêne de Vincennes. Il entrait même dans leurs cabanes, et recevait avec plaisir tout ce que lui offrait leur simplicité hospitalière. Sans doute ceux qu'il honora de semblables visites racontèrent plus d'une fois à la génération qu'ils virent naître que leur toit rustique avait reçu Fénelon.

LA HARPE. Eloge de Fénelon.

La Nature brute et la Nature cultivée.

LA nature est le trône extérieur de la magnificence divine. L'homme qui la contemple, qui l'étudie, s'élève

par degrés au trône intérieur de la Toute-Puissance. Fait pour adorer le Créateur, il commande à toutes les créatures; vassal du Ciel, Roi de la terre, il l'ennoblit, la peuple et l'enrichit; il établit entre les êtres vivans l'ordre, la subordination, l'harmonie; il embellit la nature même ; il la cultive, l'étend et la polit, en élague le chardon et la ronce, y multiplie le raisin et la rose. Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées où l'homme n'a jamais résidé, couvertes ou plutôt hérissées de bois épais et noirs, dans toutes les parties élevées ; des arbres sans écorce et sans cime, courbés, rompus, tombans de vétusté; d'autres, en plus grand nombre, gisans au pied des premiers, pour pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent les germes prêts à éclore. La nature, qui partout ailleurs brille par sa jeunesse, paraît ici dans la décrépitude; la terre, surchargée par le poids, surmontée par les débris de ses productions, n'offre, au lieu d'une verdure florissante, qu'un espace encombré, traversé de vieux arbres chargés de plantes parasites, de lichens, d'agarics, fruits impurs de la corruption. Dans toutes les parties basses, des eaux mortes, croupissantes, faute d'être conduites et dirigées; des terrains fangeux, qui, n'étant ni solides ni liquides, sont inabordables, et demeurent également inutiles aux habitans de la terre et des eaux ; des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides, ne nourrissent que des insectes venimeux, et servent de repaire aux animaux immondes.

Entre ces marais infects qui occupent les lieux bas, et les forêts décrépites qui couvrent les terres élevées, s'étendent des espèces de landes, des savanes, qui n'ont rien de commun avec nos prairies; les mauvaises herbes y surmontent, y étouffent les bonnes : ce n'est point ce gazon fin qui semble faire le duvet de la terre; ce n'est point cette pelouse émaillée qui annonce sa brillante fécondité : ce sont des végétaux agrestes, des herbes dures, épineuses, entrelacées les unes dans les autres, qui sem

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blent moins tenir à la terre qu'elles ne tiennent entre elles, et qui, se desséchant et se repoussant successivement les unes sur les autres, forment une bourre grossière, épaisse de plusieurs pieds. Nulle route, nulle communication, nul vestige d'intelligence dans ces lieux sauvages. L'homme, obligé de suivre les sentiers de la bête féroce, s'il veut les parcourir, est contraint de veiller sans cesse pour éviter d'en devenir la proie; effrayé de leurs rugissemens, saisi du silence même de ces profondes solitudes, il rebrousse chemin, et dit : « La nature brute est hideuse et << mourante: c'est moi seul qui peux la rendre agréable « et vivante. Desséchons ces marais, animons ces eaux « mortes, en les faisant couler: formons-en des ruis<< seaux, des canaux : employons cet élément actif et dé«vorant qu'on nous avait caché, et que nous ne devons qu'à nous-mêmes; mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à demi consumées ; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n'aura pu consumer: bientôt, au lieu du jonc, du nénufar, dont le crapaud composait son venin, nous verrons paraître «la renoncule, le trèfle, les herbes douces et salutaires; <«< des troupeaux d'animaux bondissans fouleront cette terre jadis impraticable; ils y trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante; ils se multiplieront pour se multiplier encore. Servons-nous de ces nouveaux aides pour achever notre ouvrage; que le <«<bœuf soumis au joug emploie ses forces et le poids de « sa masse à sillonner la terre; qu'elle rajeunisse par la «< culture: une nature nouvelle va sortir de nos mains, »> Qu'elle est belle cette nature cultivée! Que, par soins de l'homme, elle est brillante et pompeusement parée! Il en fait lui-même le principal ornement; il en est la production la plus noble: en se multipliant, il en multiplie le germe le plus précieux: elle-même aussi semble se multiplier avec lui; il met au jour par son art tout ce qu'elle recélait dans son sein. Que de trésors

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ignorés! que de richesses nouvelles ! Les fleurs, les fruits, les grains perfectionnés, multipliés à l'infini; les espèces utiles d'animaux transportées, propagées, augmentées sans nombre; les espèces nuisibles réduites, confinées, reléguées l'or, et le fer plus nécessaire que l'or, tirés des entrailles de la terre; les torrens contenus, les fleuves dirigés, resserrés ; la mer soumise, reconnue, traversée d'un hémisphère à l'autre; la terre accessible partout, partout rendue aussi vivante que féconde; dans les vallées, de riantes prairies; dans les plaines, de riches pâturages ou des moissons encore plus riches; les collines chargées de vignes et de fruits, leurs sommets couronnés d'arbres utiles et de jeunes forêts; les déserts, devenus des cités, habités par un peuple immense, qui, circulant sans cesse, se répand de ces centres jusqu'aux extrémités ; des routes ouvertes ou fréquentées, des communications établies partout, comme autant de témoins de la force et de l'union de la société mille autres monumens de puissance et de gloire démontrent assez que l'homme, maître du domaine de la terre, en a changé, renouvelé la surface entière, et que de tout temps il partage l'empire avec la nature.

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Cependant il ne règne que par droit de conquête; il jouit plutôt qu'il ne possède, il ne conserve que par soins toujours renouvelés. S'ils cessent, tout languit, tout s'altère, tout change, tout rentre sous la main de la nature elle reprend ses droits, efface les ouvrages de l'homme, couvre de poussière et de mousse ses plus fastueux monumens, les détruit avec le temps, et ne lui laisse que le regret d'avoir perdu, par sa faute, ce que ses ancêtres avaient conquis par leurs travaux. Ces temps où l'homme perd son domaine, ces siècles de barbarie pendant lesquels tout périt, sont toujours préparés par la guerre, et arrivent avec la disette et la dépopulation. L'homme, qui ne peut que par le nombre, qui n'est fort que par sa réunion, qui n'est heureux que par la paix, a la fureur de s'armer pour son malheur, et de combattre

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