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douce; l'influence qu'il a exercée a été plus durable peutêtre, quoique moins sensible.

DE GÉRANDO.

Corneille jugé par Racine.

EN quel état se trouvait la scène française lorsque Corneille commença à travailler! Quel désordre! quelle irrégularité! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre; les acteurs aussi ignorans que les spectateurs; la plupart des sujets extravagans et dénués de vraisemblance; point de mœurs, point de caractères; la diction encore plus vicieuse que l'action, et dont les pointes et de misérables jeux de mots faisaient le prin cipal ornement; en un mot, toutes les règles de l'art, celles même de l'honnêteté et de la bienséance partout violées.

Dans cette enfance, ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poëme dramatique parmi nous, Corneille, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si je l'ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin, inspiré d'un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornemens dont notre langue est capable, accorda heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissa hien loin derrière lui tout ce qu'il avait de rivaux, dont la plupart désespérèrent de l'atteindre, et, n'osant plus entre prendre de lui disputer le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent en vain, par leurs discours et par leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu'ils ne pouvaient égaler.

La scène retentit encore des acclamations qu'excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous les chefs-d'œuvre représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans

la bouche des hommes. A dire le vrai, où trouvera-t-on un poëte qui eût possédé à la fois tant de grands talens, tant d'excellentes parties, l'art, la force, le jugement, l'esprit ? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle véhémence dans les passions! quelle gravité dans les sentimens quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de Rois, de Princes, de Héros de toutes nations, nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres! Parmi tout cela, une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres du Monde qu'il fait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable; enfin, ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques uns, plus estimables que les vertus des autres personnage véritablement né pour la gloire de son pays; comparable, je ne dis pas à tout ce que l'ancienne Rome a eu d'excellens tragiques, puisqu'elle confesse elle-même qu'en ce genre elle n'a pas été fort heureuse; mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes ne s'honore pas moins que des Thémistocle, des Périclės, des Alcibiade, qui vivaient en même temps qu'eux.

Que l'ignorance rabaisse tant qu'elle voudra l'éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les Etats; nous ne craindrons point de dire, à l'avantage des lettres, que du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s'immortalisent par des chefs-d'œuvre, quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux et les plus grands Héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité, qui se plaît, qui s'instruit dans les ouvrages qu'ils lui ont laissés, ne fait point

de difficulté de les égaler à tout ce qu'il y a de plus considérable parmi les hommes, fait marcher de pair l'excellent poëte et le grand capitaine. Le même siècle qui se glorifie aujourd'hui d'avoir produit Auguste, ne se glorifie guère moins d'avoir produit Horace et Virgile. Ainsi, lorsque dans les âges suivans on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l'admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n'en doutons point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses Rois, à fleuri le plus grand de ses poëtes (1).

Discours à l'Académie Française, le jour de la réception de Thomas Corneille, choisi pour remplacer son frère.

Bossuet et Corneille.

L'ÉLÉVATION est sans doute le caractère de l'un et de l'autre; mais l'élévation de Corneille tient à la fierté répu blicaine, celle de Bossuet à l'enthousiasme religieux. Corneille brave la grandeur et la puissance, Bossuet la foule aux pieds, pour s'élancer jusqu'à la Divinité même. Le premier, en nous montrant l'homme dans toute sa dignité, nous agrandit à nos propres yeux; le second, en nous le faisant voir dans tout son néant, semble planer au-dessus de l'espèce humaine. Le sublimé du poëte a plus de profondeur, plus de traits et de pensées; celui de l'orateur, plus de majesté, plus de véhémence et plus d'images : les négligences de Corneille viennent de lassitude et d'épuisement; celles de Bossuet, d'un excès de chaleur et d'abondance dans Corneille, enfin, quand l'expression est famílière, elle est presque toujours sans noblesse; dans

(1) Voyez les Leçons Latines modernes, t. I et II.

Bossuet, quand l'idée est grande, la familiarité même de l'expression semble l'agrandir encore (1).

D'ALEMBERT. Eloge de Fléchier.

Corneille et Racine.

CORNEILLE ne peut être égalé dans les endroits où il excelle; il a pour lors un caractère original et inimitable; mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes, et ne laissaient pas espérer qu'il dût ensuite aller si loin, comme ses dernières font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. Dans quelques unes de ses meilleures pièces, il y a des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l'expression, qu'on ne peut comprendre dans un si grand homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus éminent, c'est l'esprit, qu'il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénoùmens; car il ne s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité; il a aimé, au contraire, à charger la scène d'événemens dont il est presque toujours sorti avec succès: admirable surtout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve, pour le dessein, entre un si grand nombre de poëmes qu'il a composés.

Il semble qu'il y ait plus de ressemblance dans ceux de Racine, et qu'ils tendent un peu plus à une même chose : mais il est égal, soutenu, toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse; exact

(1) Voyez les Leçons Latines modernes, t. I et II.

imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l'action, à qui le grand et le merveilleux n'ont pas même manqué, ainsi qu'à Corneille, ni le touchant ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et les Horaces! Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus ! Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter, sur les théâtres, et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poëtes: Oreste, dans l'Andromaque de Racine, et Phèdre du même auteur, comme l'Edipe et les Horaces de Corneille, en sont la preuve.

Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et de les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont de plus propre, et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu'on pourrait parler ainsi Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées; Racine se conforme aux nôtres. Celui-là peint les hommes tels qu'ils devraient être; celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on reconnaît dans les autres, ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche, pénètre : ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le pre mier; et par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont, dans celui-là, des maximes, des règles et des préceptes; et dans celui-ci, du goût et des sentimens. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral, Racine plus naturel. Il semble que l'un imite Sophocle, et que l'autre doit plus à Euripide (1). LA BRUYÈRE.

(1) Voyez les Leçons Latines modernes, t. I et II.

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