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Bossuet.

ON a dit que c'était le seul homme vraiment éloquent sous le siècle de Louis XIV. Ce jugement paraîtra sans doute extraordinaire : mais si l'éloquence consiste à s'emparer fortement d'un sujet, à en connaitre les ressources, à en mesurer l'étendue, à enchaîner toutes les parties, à faire succéder avec impétuosité les idées aux idées et les sentimens aux sentimens, à être poussé par une force irrésistible qui vous entraîne, et à communiquer ce mouvement rapide et involontaire aux autres; si elle consiste à peindre avec des images vives, à agrandir l'âme, à l'étonner, à répandre dans le discours un sentiment qui se mêle à chaque idée et lui donne la vie; si elle consiste à créer des expressions profondes et vastes qui enrichissent les langues, à enchanter l'oreille par une harmonie majestueuse, à n'avoir ni un ton, ni une manière fixe, mais à prendre toujours et le ton et la loi du moment; à marcher quelquefois avec une grandeur imposante et calme, puis tout à coup à s'élancer, à s'élever encore, imitant la nature qui est irrégulière et grande, et qui embellit quelquefois l'ordre de l'univers par le désordre même; si tel est le caractère de la sublime éloquence, qui parmi nous a jamais été aussi éloquent que Bossuet? Qui mieux que lui a parlé de la vie, de la mort, de l'éternité, du temps?

Ces idées, par elles-mêmes, inspirent à l'imagination une espèce de terreur qui n'est pas loin du sublime; elles ont quelque chose d'indéfini et de vaste, où l'imagination se perd; elles réveillent dans l'esprit une multitude innombrable d'idées; elles portent l'âme à un recueillement austère qui lui fait mépriser les objets de ses passions comme indignes d'elle, et semble la détacher de l'univers. Bossuet tantôt s'arrête sur ces idées; tantôt, à travers une foule de sentimens qui l'entraînent, il ne fait que pro

noncer de temps en temps ces mots, et ees mots alors font frissonner, comme les cris interrompus que le voyageur entend quelquefois pendant la nuit, dans le silence des forêts, et qui l'avertissent d'un danger qu'il ne connaît

pas.

Bossuet n'a presque jamais de route certaine, ou plutôt il la cache. Il va, il vient, il retourne sur lui-même; il a le désordre d'une imagination forte et d'un sentiment profond. Quelquefois il laisse échapper une idée sublime, et qui, séparée, en a plus d'éclat; quelquefois il réunit plusieurs grandes idées, qu'il jette avec la profusion de la magnificence et l'abandon de la richesse. Mais ce qui le distingue le plus, c'est l'ardeur de ses mouvemens, c'est sou âme qui se mêle à tout. Il semble que du sommet d'un lieu élevé il découvre de grands événemens qui se passent sous ses yeux, et qu'il les raconte à des hommes qui sont en bas. Il s'élance, il s'écrie, il s'interrompt; c'est une scène dramatique qui se passe entre lui et les personnes qu'il voit, et dont il partage ou les dangers ou les malheurs; quelquefois même le dialogue passionné de l'orateur s'étend jusqu'aux êtres inanimés, qu'il interroge comme complices ou témoins des événemens qui le frappent.

Comme le style n'est que la représentation des mouvemens de l'âme, son élocution est rapide et forte. Il crée ses expressions comme ses idées. Il force impérieusement la langue à le suivre; et, au lieu de se plier à elle, il la domine et l'entraîne; elle devient l'esclave de son génie, mais c'est pour acquérir de la grandeur. Lui seul a le secret de sa langue; elle a je ne sais quoi d'antique et de fier, et d'une nature inculte, mais hardie. Quelquefois il attire même les choses communes à la hauteur de son âme, et les élève par la vigueur de l'expression; plus souvent il joint une expression familière à une idée grande; et alors il étonne davantage, parce qu'il semble même au-dessus de la hauteur de ses pensées. Son style est une suite de tableaux on pourrait peindre ses idées, si la peinture

était aussi féconde que son langage; toutes ses images sont des sensations vives ou terribles, il les emprunte des objets les plus grands de la nature, et presque toujours d'objets en mouvement.

Tel est cet orateur célèbre qui, par ses beautés et ses défauts, a le plus grand caractère du génie, et avec lequel tous les orateurs anciens et modernes n'ont rien de commun (1).

THOMAS. Essai sur les Eloges.

Même sujet.

BOSSUET se présente à l'imagination comme un de ces hommes prodigieux qu'il est facile d'admirer, et qu'il est difficile de montrer aussi grands qu'ils l'ont été.

Son génie le place au premier rang des hommes qui ont le plus honoré l'esprit humain dans le siècle le plus éclairé. Ses ouvrages révèlent l'étendue et la profondeur de ses connaissances dans les genres les plus divers. C'est un PÈRE DE L'EGLISE, par la parole et l'instruction ; c'est le modèle et le vengeur de la morale chrétienne par la sainte austérité de ses mœurs. Né dans une condition ordinaire, il se place sans effort et sans orgueil à côté de tous les grands de la terre; appelé à la Cour des Rois, il obtient l'estime et le respect de celui qui était le plus Roi entre les Rois. Il n'a ni la faveur ni le crédit, et il est toutpuissant par le génie et la vertu. Instituteur de l'héritier du trône, il apprend à tous les Rois la science de régner; il soumet les peuples au frein des lois, et il fait trembler les Puissances au nom d'un Dieu vengeur des lois. Il place leur trône dans le lieu le plus inaccessible aux révolutions, dans le sanctuaire de la Religion et dans la conscience de leurs sujets. Pontife éclairé, citoyen zélé, sujet fidèle, il

(1) Voyez les Leçons Latines modernes, t. I.

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pèse d'une main ferme les droits des deux puissances; il les unit sans les confondre. Plus habile défenseur de Rome que ses défenseurs mêmes, il asseyait la grandeur du siége apostolique sur des fondemens inébranlables, en donnant à son autorité la plénitude et les bornes que les canons de l'Eglise elle-même lui ont données. Il a des adversaires, et il n'a point d'ennemis; il combat les ennemis de l'Eglise Romaine, et il conquiert l'estime des protestans eux-mêmes; simple Evêque de l'une des églises les plus obscures de la cathólicité, il est le conseil de l'Eglise tout entière. Sa vie publique offre le plus grand et le plus noble caractère; et sa vie privée, la facilité des mœurs les plus simples et les plus modestes. Après avoir été le grand homme d'un grand siècle, il prévoit et il dénonce les malheurs du siècle qui doit le suivre. Tant qu'il lui reste un souffle de vie, il est l'appui et le vengeur de la Religion pour laquelle il a combattu cinquante ans. Mais il voit les orages et les tempêtes se former; ses derniers jours sont troublés par la prévoyance d'un avenir menaçant; et il fixe, en mourant, ses tristes regards sur cette Eglise Gallicane dont il fut la gloire et l'oracle! Le Cardinal DE BAUSSET.

Bossuet Orateur.

Ci

Au seul nom de Démosthène, mon admiration me rappelle celui de ses émules avec lequel il a le plus de ressemblance, l'homme le plus éloquent de notre nation. Que l'on se représente donc un de ces orateurs que céron appelle véhémens, et en quelque sorte tragiques, qui, doués par la nature de la souveraineté de la parole, et emportés par une éloquence toujours armée de traits brûlans comme la foudre, s'élèvent au-dessus des règles et des modèles, et portent l'art à toute la hauteur de leurs propres conceptions; un orateur qui, par ses élans, monte

jusqu'aux cieux, d'où il descend avec ses vastes pensées, agrandies encore par la Religion, pour s'asseoir sur les bords d'un tombeau, et abattre l'orgueil des Princes et des Rois devant le Dieu qui, après les avoir distingués sur la terre durant le rapide instant de la vie, les rend tous à leur néant, et les confond à jamais dans la poussière de notre commune origine; un orateur qui a montré, dans tous les genres qu'il invente ou qu'il féconde, le premier et le plus beau génie qui ait jamais illustré les lettres, et qu'on peut placer, avec une juste confiance, à la tête de tous les écrivains anciens et modernes qui ont fait le plus d'honneur à l'esprit humain; un orateur qui se crée une langue aussi neuve et aussi originale que ses idées, qui donne à ses expressions un tel caractère d'énergie, qu'on croit l'entendre quand on le lit; et à son style une telle majesté d'élocution, que l'idiome dont il se sert semble changer de caractère, et se diviniser en quelque sorte sous sa plume; un apôtre qui instruit l'univers en pleurant et en célébrant les plus illustres de ses contemporains, qu'il rend eux-mêmes, du fond de leurs cercueils, les premiers instituteurs et les plus imposans moralistes de tous les siècles, qui répand la consternation autour de lui, en rendant, pour ainsi dire, présens les malheurs qu'il raconte, et qui, en déplorant la mort d'un seul homme, montre à découvert tout le néant de la nature humaine; enfin, un orateur dont les discours, inspirés ou animés par la verve la plus ardente, la plus originale, la plus véhémente et la plus sublime, sont, en ce genre, des ouvrages absolument à part, des ouvrages où, sans guides et sans modèles, il atteint la limite et la perfection des ouvrages classiques, consacrés, en quelque sorte, par le suffrage unanime du genre humain, et qu'il faut étudier sans cesse, comme dans les arts on va former son goût et son talent à Rome, en méditant les chefs-d'œuvre de Raphaël et de Michel-Ange: voilà le Démosthène Irançais voilà Bossuet! On peut appliquer à ses écrits

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