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vre-t-on chez lui aucune trace de cette attention nécessaire pour écarter les objets et les sentimens peu agréables, mais qui réveille l'idée des défauts même qu'elle évite, et laisse voir l'empreinte toujours un peu dure de la réflexion sur des vers qui devaient être, comme les fleurs,. des productions spontanées de la nature. Il ne paraît rien choisir, et on trouve une grâce infinie à tout ce qu'il rencontre; il ne veut point ennoblir de sa poésie le langage de ses bergers, mais répandre sur ses vers la simplicité touchante de leur langage; et de là, sans doute, cette naïveté si supérieure à toutes les richesses de l'élégance, qui fait tant aimer l'écrivain, même qu'on oublie quelquefois d'admirer, qui fit invoquer à Virgile le nom de Théocrite, comme la Muse de la Sicile et celle de l'Eglogue; à Virgile, qui semblait avoir si peu besoin d'invoquer autre chose que son génie ; ce génie si facile, quoique très-scrupuleux, dont le goût n'est plus sévère que parce qu'il est plus délicat; qui, en faisant un choix dans les images que lui offrent les champs fortunés qu'il habite, ne paraît pas chercher celles qui feront le plus d'honneur à ses vers, mais celles qui touchent et attendrissent davantage son cœur ; qui a autant d'abandon et de magnificence que s'il ne faisait aucun sacrifice; qui, avec la plus grande réserve dans les détails, prodigue les images dans les descriptions, les varie à l'infini dans les comparaisons, les répand avec abondance dans les figures d'expression, et fond, dans le tissu du style le plus sage, les couleurs les plus brillantes et les plus riches de la nature; qui, lors même que son génie s'élève au-dessus de l'églogue, et chante les lois de l'univers ou la naissance d'un maître du monde, émeut, attendrit, par la grâce seule de ses vers, par leur mollesse ; qui, n'ayant jamais écrit que dans la perfection de son talent, semble cependant avoir répandu plus particulièrement sur ses églogues la fleur naissante de son imagination, les soupirs de ses amours et les accens de sa jeunesse. GARAT. Eloge de Fontenelle.

I.-24.

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Pline le Naturaliste.

PLINE a voulu tout embrasser, et il semble avoir mesuré la nature, et l'avoir trouvée trop petite encore pour l'étendue de son esprit. Son Histoire naturelle comprend, indépendamment de l'histoire des animaux, des plantes et des minéraux, l'histoire du ciel et de la terre, la médecine, le commerce, la navigation, l'histoire des arts libéraux et mécaniques, l'origine des usages, enfin toutes les sciences. naturelles et tous les arts humains ; et, ce qu'il y a d'étonnant, c'est que dans chaque partie Pline est également grand. L'élévation des idées, la noblesse du style relèvent encore sa profonde érudition: non seulement il savait tout ce qu'on pouvait savoir de son temps, mais il avait cette facilité de penser en grand qui multiplie la science : il avait cette finesse de réflexion de laquelle dépendent l'élégance et le goût, et il communique à ses lecteurs une certaine liberté d'esprit, une hardiesse de penser, qui est le germe de la philosophie. Son ouvrage, tout aussi varié que la nature, la peint toujours en beau : c'est, si l'on veut, une compilation de tout ce qui avait été fait d'excellent et d'utile à savoir; mais cette copie a de si grands traits, cette compilation contient des choses rassemblées d'une manière si neuve, qu'elle est préférable à la plupart des ouvrages originaux qui traitent des mêmes matières. BUFFON (1).

Tacite.

Pour peu qu'on soit sensible au nom de Tacite, l'imagination s'échauffe, et l'âme s'élève. Si on demande quel est l'homme qui a le mieux peint les vices et les crimes, et qui inspire mieux l'indignation et le mépris pour ceux

(1) Voyez plus bas, Buffon.

qui ont fait le mallieur des hommes? je répondrai : C'est Tacite; qui donne un plus saint respect pour la vertu malheureuse, et la représente d'une manière plus augusté, ou dans les fers, ou sous les coups d'un bourreau ? c'est Tacite; qui a le mieux flétri les affranchis et les esclaves, et tous ceux qui rampaient, flattaient, pillaient et corrompaient à la Cour des Empereurs? c'est encore Tacite. Qu'on me cite un homme qui ait jamais donné un caractère plus imposant à l'histoire, un air plus terrible à la postérité. Philippe II, Henri VIII et Louis XI n'auraient jamais du voir Tacite dans une bibliothèque sans une espèce d'effroi.

Si de la partie morale nous passons à celle du génie, quel homme a dessiné plus fortement les caractères? qui est descendu plus avant dans les profondeurs de la politique? a mieux tiré de grands résultats des plus petits événemens? a mieux fait, à chaque ligne, dans l'histoire d'un homme l'histoire de l'esprit humain et de tous les siècles? a mieux surpris la bassesse qui se cache et s'enveloppe? a mieux démêlé tous les genres de crainte, tous les genres de courage, tous les secrets des passions, tous les motifs des discours, tous les contrastes entre les sentimens et les actions, tous les mouvemens que l'âme se dissimule? a mieux tracé le mélange bizarre des vertus et des vices, l'assemblage des qualités différentes et quelquefois contraires, la férocité froide et sombre dans Tibère, la férocité ardente dans Caligula, la férocité imbécile dans Claude, la férocité sans frein comme sans honte dans Néron, la férocité hypocrite et timide dans Domitien; les crimes de la domination et ceux de l'esclavagé; la fierté qui sert d'un côté pour commander de l'autre; la corruption tranquille et lente, et la corruption impétueuse et hardie; le caractère et l'esprit des révolutions, les vues opposées des chefs, l'instinct féroce et avide du soldat, l'instinct tumultueux et faible de la multitude; et dans Rome, la stupidité d'un grand peuple, à qui le vaincu, le

vainqueur, sont également indifférens, et qui, sans choix, sans regret, sans désir, assis aux spectacles, attend froidement qu'on lui annonce son maître, prêt à battre des mains au hasard à celui qui viendra, et qu'il aurait foulé aux pieds, si un autre eût vaincu?

Enfin, dix pages de Tacite apprennent plus à connaître les hommes, que les trois quarts des histoires modernes ensemble. C'est le livre des vieillards, des philosophes, des citoyens, des courtisans, des Princes. Il console des hommes celui qui en est loin, il éclaire celui qui est forcé de vivre avec eux. Il est trop vrai qu'il n'apprend pas à les estimer; mais on serait trop heureux que leur commerce à cet égard ne fût pas plus dangereux que Tacite même.

J'ai parlé de son éloquence, elle est connue. En général, ce n'est pas une éloquence de mots et d'harmonie, c'est une éloquence d'idées qui se succèdent et se heurtent. Il semble partout que la pensée se resserre pour occuper moins d'espace. On ne la prévient jamais, on ne fait que la suivre. Souvent elle ne se déploie pas tout entière, et elle ne se montre, pour ainsi dire, qu'en se cachant. Qu'on imagine une langue rapide comme les mouvemens de l'âme; une langue qui, pour rendre un sentiment, ne le décomposerait jamais en plusieurs mots ; une langue dont chaque son exprimerait une collection d'idées : telle est presque la perfection de la langue romaine dans Tacite. Point de signe superflu, point de cortége inutile. Les pensées se pressent et entrent en foule dans l'imagination; mais elles la remplissent sans la fatiguer jamais. A l'égard du style, il est hardi, précipité, souvent brusque, toujours plein de vigueur, il peint d'un trait. La liaison est plus entre les idées qu'entre les mots. Les muscles et les nerfs y dominent plus que la grâce. C'est le Michel-Ange des écrivains. Il a sa profondeur, sa force, et peut-être un peu de sa rudesse (1). THOMAS.

(1) Voyez les Leçons Latines modernes, t. I.

Même sujet.

On ne peut pas dire de Tacite, comme de Salluste, que ce n'est qu'un parleur de vertu ; il la fait respecter à ses lecteurs, parce que lui-même paraît la sentir. Sa diction est forte comme son âme, singulièrement pittoresque, sans jamais être trop figurée, précise sans être obscure, nerveuse sans être tendue. Il parle à la fois à l'âme, à l'imagination, à l'esprit. On pourrait juger des lecteurs de Tacite par le mérite qu'ils lui trouvent, parce que sa pensée est d'une telle étendue, que chacun y pénètre plus ou moins, selon le degré de ses forces. Il creuse à une profondeur immense, et creuse sans effort. Il a l'air bien moins travaillé que Salluste, quoiqu'il soit, sans comparaison, plus plein et plus fini. Le secret de son style, qu'on n'égalera peut-être jamais, tient non seulement à son génie, mais aux circonstances où il s'est trouvé.

Cet homme vertueux, dont les premiers regards, au sortir de l'enfance, se fixèrent sur les horreurs de la Cour de Néron, qui vit ensuite les ignominies de Galba, la crapule de Vitellius et les brigandages d'Othon, qui respira ensuite un air plus pur sous Vespasien et sous Titus, fut obligé, dans sa maturité, de supporter la tyrannie ombrageuse et hypocrite de Domitien. Obscur par sa naissance, élevé à la questure par Vespasien, et se voyant dans la route des honneurs, il craignit pour sa famille d'arrêter les progrès d'une illustration dont il était le premier auteur, et dont tous les siens devaient partager les avantages. Il fut contraint de plier la hauteur de son âme et la sévérité de ses principes, non pas jusqu'aux bassesses d'un courtisan, mais du moins jusqu'aux complaisances, aux assiduités d'un sujet qui espère, et qui ne doit rien condamner, sous peine de ne rien obtenir. Incapable de mériter l'amitié de Domitien, il fallut ne pas mériter se

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