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qu'il a laissés, qu'il possédait tout ce qu'il y a dans les historiens anciens et modernes qui peut former un homme extraordinaire. Il comparait les choses qu'il racontait avec celles qui se passaient de son temps. Il observait exactement les différences et les ressemblances des affaires, et combien ce qu'elles ont de différent change ce qu'elles ont de semblable. Il portait d'ordinaire son jugement sur l'issue d'une entreprise, aussitôt qu'il en savait le plan et lés fondemens. S'il trouvait par la suite qu'il n'eût pas deviné, il remontait à la source de son erreur, et tâchait de découvrir ce qui l'avait trompé. Par cette étude, il avait compris quels sont les voies sûres, les véritables moyens et les circonstances capitales qui présagent un bon succès aux grands desseins, et qui les font presque toujours réussir. Cette pratique continuelle de lecture, de méditation et d'observation des choses du monde, l'avait élevé à un tel point de sagacité, que ses conjectures sur l'avenir passaient presque, dans le conseil d'Espagne pour des prophéties.

A cette connaissance profonde de la nature des grandes affaires, étaient joints des talens singuliers pour les manier; une facilité de parler et d'écrire avec un agrément inexprimable; un instinct merveilleux pour se connaître en hommes; un air toujours gai et ouvert, où il paraissait plus de feu que de gravité, éloigné de la dissimulation jusqu'à approcher de la naïveté; une humeur libre et complaisante, d'autant plus impénétrable, que tout le monde croyait la pénétrer; des manières tendres, insinuantes et flatteuses, qui attiraient le secret des cœurs les plus difficiles à s'ouvrir; toutes les apparences d'une extrême liberté d'esprit dans les plus cruelles agitations.

SAINT-REAL. Conjuration contre Venise.

Walstein.

ALBERT WALSTEIN eut l'esprit grand et hardi, mais inquiet et ennemi du repos; le corps vigoureux et haut, le visage plus majestueux qu'agréable. Il fut naturellement.fort sobre, ne dormant quasi point, travaillant toujours, supportant aisément le froid et la faim, fuyant les délices, et surmontant les incommodités de la goutte et de l'âge par la tempérance et par l'exercice; parlant peu, pensant beaucoup, écrivant lui-même toutes ses affaires ; vaillant et judicieux à la guerre, admirable à lever et à faire subsister les armées, sévère à punir les soldats, prodigue à les récompenser, pourtant avec choix et dessein; toujours ferme contre le malheur, civil dans le besoin; d'ailleurs orgueilleux et fier; ambitieux sans mesure; envieux de la gloire d'autrui, jaloux de la sienne; implacable dans la haine, cruel dans la vengeance, prompt à la colère; ami dela magnificence, de l'ostentation et de la nouveauté; extravagant en apparence, mais ne faisant rien sans des- sein, et ne manquant jamais de prétexte du bien public, quoiqu'il rapportât tout à l'accroissement de sa fortune; méprisant la religion, qu'il faisait servir à la politique ; artificieux au possible, et principalement à paraître dés'intéressé; au reste, très-curieux et très-clairvoyant dans les desseins des autres, très-avisé à conduire les siens, surtout adroit à les cacher, et d'autant plus impénétrable, qu'il affectait en public la candeur et la liberté, et blâmait en autrui la dissimulation dont il se servait en toutes choses.

Cet homme, ayant étudié soigneusement la conduite ét les maximes de ceux qui, d'une condition privée, étaient arrivés à la Souveraineté, n'eut jamais que des pensées vastes et des espérances trop élevées, méprisant ceux qui se contentaient de la médiocrité. En quelque 24. 38

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état que la fortune l'eût mis, il songea toujours à s'accroître davantage; enfin, étant venu à un tel point de grandeur qu'il n'y avait que les Couronnes au-dessus de lui, il eut le courage de songer à usurper celle de Bohême sur l'Empereur; et, quoiqu'il sût que ce dessein était plein de péril et de perfidie, il méprisa le péril qu'il avait surmonté, et crut toutes ses actions honnêtes, outre le soin de se conserver, en les faisant pour régner.

SARRASIN. Conjuration de Walstein.

Le Cardinal de Richelieu.

DÉJA, pour l'honneur de la France, était entré dans l'administration des affaires un homme plus grand par son esprit et par ses vertus, que par ses dignités et par sa fortune; toujours employé, et toujours au-dessus de ses emplois; capable de régler le présent et de prévoir l'avenir; d'assurer les bons événemens et de réparer les mauvais; vaste dans ses desseins, pénétrant dans ses conseils, juste dans ses choix, heureux dans ses entreprises, et, pour tout dire en peu de mots, rempli de ces dons excellens que Dien fait à certaines âmes qu'il a créées pour être maitresses des autres, et pour faire mouvoir ces ressorts dont sa providence se sert pour élever ou pour abattre, selon ses décrets éternels, la fortune des Rois et des Royaumes (1).

FLÉCHIER. Oraisons funèbres.

Même sujet.

Si l'on s'obstine à admirer Louis XI pour avoir abattu les grands vassaux et étendu les prérogatives de la Royauté,

(1) Voyez en vers, Caractères ou Portraits; et les Leçons Latines modernes, t. I, même sujet.

je répondrai qu'il est un homme dont la gloire en ce genre a fait disparaître celle de Louis XI. Cet homme est Riche lieu. En effet, l'orgueil des seigneurs féodaux ne fut pas tellement humilié par Louis XI, qu'il ne troublât longtemps la France après lui. Richelieu seul affermit le trône sur les débris de l'anarchie féodale. Mais que sa marche est plus grande et plus imposante! Comme ses moyens sont plus hardis, ses ressources plus fécondes, et ses coups plus assurés ! Il ne craint point d'annoncer sa vengeance avant de frapper ses victimes. Ses artifices même ont quelque chose de grand qui suppose le courage.

D'ailleurs, Richelieu, qu'un seul coup d'œil peut précipiter au fond des cachots où il plonge ses ennemis, nous intéresse comme un homme fort et courageux qui se livre à tous les dangers, et se confie à sa fortune. Sa vie est un combat éternel; toutes les scènes en sont animées, et tous les tableaux en contraste. Il est forcé de combattre à la fois la puissance de ses nombreux ennemis et la faiblesse de son maître toujours près de sa chute en préparant celle des autres, il a besoin d'être courtisan, même quand il est Roi.

Ce mélange de souplesse et d'audace, ces dangers qu'il éprouve, et cette terreur qu'il inspire sans jamais la ressentir, l'énergie de son âme qui résiste aux souffrances d'un corps usé par les maladies, cette ambition qui ne trouve aucune gloire ni au-dessus ni au-dessous d'ellemême; tout dans Richelieu imprime l'étonnement ou commande l'admiration. Un tel caractère est précisément l'opposé de celui de Louis XI (1).

DE FONTANES.

(1) Voyez les Leçons Latines modernes, t. I, même sujet.

Cromwell.

UN homme s'est rencontré d'une profondeur d'esprit incroyable; hypocrite raffiné autant qu'habile politique ; capable de tout entreprendre et de tout cacher; également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre ; qui ne laissait rien à la Fortune de ce qu'il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance, mais au reste si vigilant et si prêt à tout, qu'il n'a jamais manqué les occasions qu'elle lui a présentées; enfin, un de ces esprits remuans et audacieux qui semblent être nés pour changer le monde.

Que le sort de tels esprits est hasardeux, et qu'il en paraît dans l'histoire à qui leur audace a été funeste! Mais aussi que ne sont-ils pas, quand il plaît à Dieu de s'en servir! Il fut donné à celui-ci de tromper les peuples et de prévaloir contre les Rois. Car, comme il eut aperçu que, dans ce mélange infini de sectes qui n'avaient plus de règles certaines, le plaisir de dogmatiser, sans être repris ni contraint par aucune autorité ecclésiastique ni séculière, était le charme qui possédait les esprits, il sut si bien les concilier par-là, qu'il fit un corps redoutable de cet assemblage monstrueux.

Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l'appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu'elle en entende seulement le nom. Ceux-ci, occupés du premier objet qui les avait transportés, allaient toujours, sans regarder qu'ils allaient à la servitude; et leur subtil conducteur, qui, en combattant, en dogmatisant, en mêlant mille personnages divers, en faisant le docteur et le prophète, aussi bien que le soldat et le capitaine, vit qu'il avait tellement enchanté le monde, qu'il était regardé de toute l'armée comme un chef envoyé de Dieu pour la protection de l'indépendance, commença à s'apercevoir qu'il pouvait encore les pousser

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