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Il résista à ceux qui voulaient qu'il traitât les Grecs comme maîtres, et les Perses comme esclaves. Il ne songea qu'à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu. Il abandonna après la conquête tous les préjugés qui lui avaient servi à la faire. Il prit les mœurs des Perses, pour ne point désoler les Perses en leur faisant prendre les mœurs des Grecs. Il respecta les traditions anciennes, et tous les monumens de la gloire et de la vanité des peuples. Il semblait qu'il n'eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation et le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire ; il voulut tout conquérir pour tout conserver. Sa main se fermait pour les dépenses privées; elle s'ouvrait pour des dépenses publiques. Fallait-il régler sa maison, c'était un Macédonien. Fallait-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée, il était Alexandre.

Alexandre mourut, et toutes les nations furent sans maître. Mais qu'est-ce que ce conquérant qui est plaint de tous les peuples qu'il a soumis? Qu'est-ce que cet usurpateur, sur la mort duquel la famille qu'il a renversée du trône verse des larmes ?

Socrate et Caton.

MONTESQUIEU.

OSONs opposer Socrate même à Caton : l'un était plus philosophe, et l'autre plus citoyen. Athènes était déjà perdue, et Socrate n'avait plus de patrie que le monde entier Caton porta toujours la sienne au fond de son cœur ; il ne vivait que pour elle; il ne put lui survivre. La vertu de Socrate est celle du plus sage des hommes ; mais, entre César et Pompée, Caton semble un Dieu

parmi les mortels. L'un instruit quelques particuliers, combat les sophistes, et meurt pour la vérité ; l'autre défend l'Etat, la liberté, les lois contre les conquérans du monde, et quitte enfin la terre, quand il n'y avait plus de patrie à servir. Un digne élève de Socrate serait le plus vertueux de ses contemporains; un digne émule de Caton en serait le plus grand. La vertu du premier ferait son bonheur; le second chercherait son bonheur dans celui de tous. Nous serions instruits par l'un et conduits par l'autre, et cela seul déciderait de la préférence : car on n'a jamais fait un peuple de sages, mais il n'est pas impossible de rendre un peuple heureux (1).

J. J. ROUSSEAU. Discours sur l'Economie politique.

Cicéron.

Né dans un rang obscur, on sait qu'il devint, par son génie, l'égal de Pompée, de César, de Caton. Il gouverna et sauva Rome, fut vertueux dans un siècle de crimes, défenseur des lois dans l'anarchie, républicain parmi des grands qui se disputaient le droit d'être oppresseurs. Il eut cette gloire, que tous les ennemis de l'Etat furent les siens. Il vécut dans les orages, les travaux, le succès et le malheur. Enfin, après avoir soixante ans défendu les particuliers et l'Etat, lutte contre les tyrans, cultivé au milieu des affaires la philosophie, l'éloquence et les lettres, il périt. Un homme à qui il avait servi de protecteur et de père vendit son sang; un homme à qui il avait sauvé la vie fut son assassin. Trois siècles après, un Empereur (2) plaça son image dans un temple domestique, et l'honora à côté des Dieux.

(1) Voyez les Leçons Latines anciennes et modernes, t. I. (2) Alexandre Sévère.

Il y a des caractères indécis qui sont un mélange de grandeur et de faiblesse, et quelques personnes mettent Cicéron de ce nombre. Vertueux, dit-on, mais circonspect; tour à tour brave et timide; aimant la patrie, mais craignant les dangers; ayant plus d'élévation que de force; sa fermeté, quand il en eut, tenait plus à son imagination qu'à son âme. On ajoute que, faible par caractère, il n'était grand que par réflexion. Il comparait la gloire avec la vie, et le devoir au danger. Alors il se faisait un système de courage; sa probité devenait de la vigueur, et son esprit donnait du ressort à son âme. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons douter que Cicéron, sous César même, n'ait paru toujours attaché à la patrie et à l'ancien gouvernement. Ses amis cherchèrent à le détourner de faire l'éloge de Caton, ou voulurent du moins l'engager à l'adoucir; il n'en fit rien. On voit cependant, par une de ses lettres, qu'il sentait toute la difficulté de l'entreprise. « L'éloge de Caton à faire sous la dictature de César, disait-il, est un problème d'Archimède à résoudre. » Nous ne pouvons juger comment le problème fut résolu; nous savons seulement que l'ouvrage eut le plus grand succès. Tacite nous apprend que Cicéron, dans cet éloge, élevait Caton jusqu'au ciel.

On sait qu'il aimait la gloire, et qu'il ne l'attendait pas toujours. Il se précipitait vers elle, comme s'il eût été moins sûr de l'obtenir. Pardonnons-lui pourtant, et surtout après son exil. Songeons qu'il eut sans cesse à combattre la jalousie et la haine. Un grand homme persécuté a des droits que n'a pas le reste des hommes. Il était beau à Cicéron, au retour de son bannissement, d'invoquer ces Dieux du Capitole qu'il avait préservés des flammes étant consul, ce Sénat qu'il avait sauvé du carnage, ce peuple romain qu'il avait dérobé au joug et à la servitude, et de montrer d'un autre côté son nom effacé, ses monumens détruits, ses maisons démolies et réduites en cendres pour prix de ses bienfaits. Il était beau d'attester, sur les

ruines mêmes de ses palais, l'heure et le jour où le Sénat et le peuple l'avaient proclamé le père de la patrie. Eh! qui pouvait lui faire un crime de parler de ses grandes. actions, dans ces momens où l'âme, réclamant contre l'injustice des hommes, semble élevée au-dessus d'ellemême par le sentiment et le caractère auguste du malheur?

Il est vrai qu'il se loua lui-même dans des momens plus froids. On l'a blâmé, on le blâmera encore. Je ne l'accuse ni ne le justifie je remarquerai seulement que plus un peuple a de vanité au lieu d'orgueil, plus il met de prix à l'art important de flatter et d'être flatté; plus il cherche à se faire valoir par de petites choses au défaut des grandes, plus il est blessé de cette franchise altière ou de la naïve simplicité d'une âme qui s'estime de bonne foi, et ne craint pas de le dire. J'ai vu des hommes s'indigner de ce que Montesquieu avait osé dire: Et moi aussi je suis peintre. Le plus juste aujourd'hui, même en accordant son estime, veut conserver le droit de la refuser. Chez les anciens, la liberté républicaine permettait plus d'énergie aux sentimens et de franchise au langage. Cet affaiblissement de caractère, qu'on nomme politesse, et qui craint tant d'offenser l'amour-propre, c'est-à-dire la faiblesse inquiète et vaine, était alors plus inconnu; on aspirait moins à être modeste, et plus à être grand. Ah! que la faiblesse permette quelquefois à la force de se sentir elle-même; et, s'il nous est possible, consentons à avoir de grands hommes, même à ce prix (1)!

THOMAS. Essai sur les Eloges.

Pompée.

POMPÉE attirait sur lui, pour ainsi dire, les yeux de toute la terre. Il avait été général avant que d'être soldat,

(1) Voyez les Leçons Latines anciennes et modernes, t. I.

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et sa vie n'avait été qu'une suite continuelle de victoires; il avait fait la guerre dans les trois parties du monde, et il en était toujours revenu victorieux. Il vainquit dans l'Italie Carinas et Carbon, du parti de Marius; Domitius dans l'Afrique; Sertorius, ou pour mieux dire Perpenna, dans l'Espagne; les Pirates de Cilicic sur la Méditerranée; et, depuis la défaite de Catilina, il était revenu à Rome, vainqueur de Mithridate et de Tigrane.

Par tant de victoires et de conquêtes, il était devenu plus grand que les Romains ne le souhaitaient, et qu'il n'avait osé lui-même l'espérer. Dans ce haut degré de gloire où la fortune l'avait conduit comme par la main, il crut qu'il était de sa dignité de se familiariser moins avec ses concitoyens. Il paraissait rarement en public; et, s'il sortait de sa maison, on le voyait toujours accompagné d'une foule de ses créatures, dont le cortége nombreux représentait mieux la Cour d'un grand Prince que la suite d'un citoyen de la république. Ce n'est pas qu'il abusât de son pouvoir; mais, dans une ville libre, on ne pouvait souffrir qu'il affectât des manières de Souverain. Accoutumé dès sa jeunesse au commandement des armées, il ne pouvait se réduire à la simplicité d'une vie privée. Ses mœurs à la vérité étaient pures et sans tache; on le louait même avec justice de sa tempérance; personne ne le soupçonna jamais d'avarice, et il recherchait moins, dans les dignités qu'il briguait, la puissance qui en est inséparable, que les honneurs et l'éclat dont elles étaient environnées. Mais plus sensible à la vanité qu'à l'ambition, il aspirait à des honneurs qui le distinguassent de tous les capitaines de son temps. Modéré en tout le reste, il ne pouvait souffrir sur la gloire aucune comparaison. Toute égalité le blessait; et il eut voulu, ce semble, être le seul général de la république, quand il devait se contenter d'être le premier. Cette jalousie du commandement lui attira un grand nombre d'ennemis, dont César, dans la suite, fut le plus dangereux et le plus redoutable. L'un

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