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était tombée, et l'ont fait paraître avec le plus grand éclat. Quel est, au contraire, le Romain qui ait dit à sa république que ses conquêtes devaient la mener à sa ruine? Quand le gouvernement se déformait, quand on abandonnait aux Proconsuls une autorité qui devait les affranchir du joug des lois, quel Romain a prédit que la république serait vaincue par ses propres armées? Quand Rome chancelait dans sa décadence, quel citoyen est venu à son secours, et a opposé sa sagesse à la fatalité qui semblait l'entraîner?

Dès que les Romains cessèrent d'être libres, ils devinrent les plus lâches des esclaves. Les Grees, asservis par Philippe et Alexandre, ne désespérèrent pas de recouvrer leur liberté : ils surent en effet se rendre indépendans sous les successeurs de ces Princes. S'il s'éleva mille tyrans dans la Grèce, il s'y éleva aussi mille Thrasybule.

Ecrasée enfin sous le poids de ses propres divisions et de la puissance romaine, la Grèce conserva une sorte d'empire, mais bien honorable, sur ses vainqueurs. Ses lumières et son goût pour les lettres, la philosophie et les arts, la vengèrent, pour ainsi dire, de sa défaite, et soumirent à leur tour l'orgueil des Romains. Les vainqueurs devinrent les disciples des vaincus, et apprirent une langue que les Homère, les Pindare, les Thucydide, les Xénophon, les Démosthène, les Platon, les Euripide, etc., avaient embellie de toutes les grâces de leur esprit. Des orateurs qui charmaient déjà Rome allèrent puiser chez les Grecs ce goût fin et délicat, peut-être le plus rare des talens, et ces secrets de l'art qui donnent au génie une nouvelle force; ils allèrent, en un mot, se former au talent enchanteur de tout embellir. Dans les écoles de philosophie, où les Romains les plus distingués se dépouillaient de leurs préjugés, ils apprenaient à respecter les Grecs; ils rapportaient dans leur patrie leur reconnaissance et leur admiration, et Rome rendait son

joug plus léger; elle craignait d'abuser des droits de la victoire, et par ses bienfaits distinguait la Grèce des autres provinces qu'elle avait. soumises. Quelle gloire pour les lettres d'avoir épargné au pays qui les a cultivées des maux dont ses législateurs, ses magistrats et ses capitaines n'avaient pu le garantir! Elles sont vengées du mépris que leur témoigne l'ignorance, et sûres d'être respectées, quand il se trouvera d'aussi justes appréciateurs du mérite que les Romains (1).

MABLY. Observations sur l'Histoire de France.

Les Grecs et les Italiens.

L'ITALIE, où la littérature grecque venait d'être transportée par les soins de Bocace et de la république florentine, était le pays de l'Europe le plus propre à faire revivre l'ancienne Grèce. La nature elle-même s'est plue à doter ces deux magnifiques contrées de dons à peu près semblables. Elle a multiplié, dans l'une et dans l'autre, les sites pittoresques; elle y a entassé des rochers majestueux, creusé des vallons rians, et ménagé des cascades. rafraichissantes; elle a orné, comme pour un jour de fête, leurs campagnes de la plus riche végétation; et, tandis qu'elle a enrichi, à l'envi l'Italie et la Grèce par les prodiges de sa puissance, elle a aussi donné aux hommes qui les habitent des qualités semblables, si du moins l'on peut reconnaitre le caractère primitif d'un peuple, lorsqu'il a déjà été altéré par les gouvernemens divers. Les qualités communes aux peuples de l'Italie et de la Grèce, les qualités permanentes, dont le germe s'est maintenu sous tous les gouvernemens et se retrouve encore, sont une imagination vive et brillante, une sensibilité rapidement excitée et rapidement étouffée : enfin, le goût inné

(1) Voyez les Leçons Latines anciennes.

de tous les arts, avec des organes propres à apprécier ce qui est beau dans tous les genres et à le reproduire. Dans les fêtes du peuple des campagnes, on démêlerait aujourd'hui des hommes en tout semblables à ceux dont les applaudissemens animèrent le génie de Phidias, de Michel-Ange ou de Raphaël. Ils ornent leurs chapeaux de fleurs odoriférantes; leur manteau est drapé d'une manière pittoresque, comme celui des statues antiques; leur langage est figuré et plein de feu; leurs traits expriment toutes les passions, et en effet ils sont susceptibles de l'amour le plus impétueux, de la colère la plus bouillante. Aucune fête ne leur paraît complète, si les facultés morales de l'homme n'y ont eu quelque part, si l'église où ils se réunissent n'est ornée avec goût et d'une manière pittoresque, si une musique harmonieuse n'élève leur âme vers les cieux. Leurs divertissemens portent le même caractère lorsque sur leur salaire ils ont dérobé à leurs besoins une pénible épargne, ils ne la consacrent point à se procurer des boissons enivrantes ou des plaisirs crapuleux; mais ils la portent, comme un tribut, aux théâtres, aux poëtes improvisateurs, aux conteurs d'histoires qui éveillent leur imagination, et qui nourrissent leur esprit. L'Italie est aujourd'hui le seul pays où le bouvier et le vigneron, le laboureur et le berger, remplissent avec leurs femmes et leurs enfans les salles de spectacle; c'est le seul où ils puissent comprendre des tragédies qui leur représentent les héros des temps passés, et des fables poétiques dont le souvenir ne leur est point absolument étranger.

SISMONDI. Histoire des Républiques Italiennes du moyen âge, tom. VI.

Les Nations modernes.

QUE de traits caractéristiques n'offrent point les nations nouvelles! Ici ce sont les Germains, peuple où la pro

fonde corruption des grands n'a jamais influé sur les petits, où l'indifférence des premiers pour la patrie n'empêche point les seconds de l'aimer; peuple où l'esprit de révolte et de fidélité, d'esclavage et d'indépendance, ne s'est jamais démenti depuis les jours de Tacite. Là, ce sont ces industrieux Bataves qui ont de l'esprit par bon sens, du génie par industrie, des vertus par froideur, et des passions par raison. L'Italie aux cent Princes et aux magnifiques souvenirs contraste avec la Suisse obscure et républicaine. L'Espagne, séparée des autres nations, présente encore à l'historien un caractère plus original l'espèce de stagnation de mœurs dans laquelle elle repose lui sera peut-être utile un jour; et, lorsque tous les peuples de l'Europe seront usés par la corruption, elle seule pourra reparaître avec éclat sur la scène du monde, parce que le fond des mœurs subsistera chez elle.

Mélange du sang allemand et du sang français, le peuple anglais décèle de toutes parts sa double origine. Son gouvernement formé de royauté et d'aristocratie, sa religion moins pompeuse que la catholique, et plus brillante que la luthérienne, son militaire à la fois lourd et actif, sa littérature et ses arts, chez lui, enfin, le langage, les traits, et jusqu'aux formes du corps, tout participe des deux sources dont il découle. Il réunit à la simplicité, au calme, au bon sens, à la lenteur germanique, l'éclat l'emportement, la déraison, la vivacité et l'élégance de l'esprit français.

Les Anglais ont l'esprit public, et nous l'honneur national; nos belles qualités sont plutôt des dons de la faveur divine, que les fruits d'une éducation politique : comme les demi-dieux, nous tenons moins de la terre que du ciel.

Fils aînés de l'antiquité, les Français, Romains par le génie, sont Grecs par le caractère. Inquiets et volages dans le bonheur; constans et invincibles dans l'adver

sité; formés pour tous les arts; civilisés jusqu'à l'excèsdurant le calme de l'Etat; grossiers et sauvages dans les troubles politiques; flottans, comme des vaisseaux sans lest, au gré de toutes les passions; à présent dans les cieux, l'instant d'après dans l'abime; enthousiastes et du bien et du mal, faisant le premier sans en exiger de reconnaissance, et le second sans en sentir de remords; ne se souvenant ni de leurs crimes ni de leurs vertus; amans pusillanimes de la vie pendant la paix, prodigues de leurs jours dans les batailles; vains, railleurs, ambitieux, à la fois routiniers et novateurs, méprisant tout ce qui n'est pas eux; individuellement, les plus aimables des hommes; en corps, les plus désagréables de tous ; charmans dans leur propre pays, insupportables chez l'étranger; tour à tour plus doux, plus innocens que l'agneau qu'on égorge, et plus impitoyables, plus féroces que le tigre qui déchire: tels furent les Athéniens d'autrefois, et tels sont les Français d'aujourd'hui (1).

CHATEAUBRIAND. Génie du Christianisme.

Les Français.

C'EST le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver sans que le fond du cœur se corrompe, ni que le courage s'altère; il allie les qualités héroïques avec le plaisir, le luxe et la mollesse; ses vertus ont peu de consistance; ses vices n'ont point de racines. Le caractère d'Alcibiade n'est pas rare en France. Le dérèglement des mœurs et de l'imagination ne donne point atteinte à la franchise, à la bonté naturelle du Français. L'amour-propre contribue à le rendre aimable; plus il croit plaire, plus il a de penchant à aimer. La frivolité qui nuit au développement de ses talens et de ses vertus le préserve en même temps des

(1) Voyez les Leçons Latines modernes, t. I et II.

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