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laisse seule sur la terre: je ne puis te confier ni à tes frères barbares, ni à la faible Ismène, ni à Créon, qu'une secrète ambition dévore, ni même à son généreux fils. Tu ne trouveras d'appui qu'en toi-même, dans ton innocence et ta vertu. Antigone, tu iras trouver Thésée. Le héros d'Athènes est désigné par les Dieux pour protéger les nobles projets que tu pourras encore former. Il se souviendra de l'hospitalité qui nous unit. Ma fille, rendstoi dans l'illustre cité de Minerve, avec le rameau des supplians; car il faut toujours se conformer à sa for

tune. »

La vierge, baignant de larmes les genoux du Roi, n'entend qu'à peine les dernières paroles d'OEdipe; elle ne songe qu'au triste sort de ses frères. Sa propre misère etson délaissement l'occupent bien moins que les malheurs dont ils sont menacés ; elle voudrait détourner les funestes effets de la malédiction paternelle: «Mon père, s'écriait-elle, avant que de mourir, pardonnez à mes frères. Les Dieux, n'en doutez pas, ferment l'oreille aux vœux de la bonté et de l'amour, lorsque ces vœux n'embrassent pas tous les enfans. Ah! pardonnez à mes frères, pour que le malheur cesse de s'appesantir sur moi-même.

- Ma fille, reprend OEdipe, pourquoi parler ainsi? âme sublime d'Antigone, que t'importe le bonheur ou le malheur? n'auras-tu pas toujours la paix de la conscience, les louanges des hommes, et l'amour des Dieux? Va, ma fille, je t'ai devinée, tu n'as parlé de toi qu'à cause de mes malheureux fils. Hélas! c'est à eux maintenant que tu vas te consacrer. Un seul sentiment aura donc rempli tes jours! ta vie entière n'aura été qu'une vie de dévouement et de sacrifices. Non, tant de vertu ne restera pas sans récompense; ma fille, crois-en les paroles. d'OEdipe qui va mourir. Adieu. »

Antigone s'éloigne en pleurant. Bientôt elle entend un bruit effroyable. Le jour paraît s'éteindre; seulement quelques éclairs rares, mais prolongés, traversent l'obs

curité profonde. Les sommets du Parnasse, les cimes. de l'Hélicon semblent jeter des flammes. Le torrent de la vallée rend un gémissement pareil à celui dont OEdipe venait de párler. Tout à coup retentit au loin comme le roulement d'un char qui se précipite du haut d'une montagne dans le fond d'un ravin, où il arrive brisé. Antigone se retourne, le cœur serré de mille angoisses, et elle voit, entre les deux chênes embrasés, le malheureux Roi de Thèbes, le visage couvert d'un long voile, tenant d'une main le couteau sacré, et de l'autre la patère, pleine du sang de la victime. L'auguste misérable est entouré d'une lumière dont la vierge ne peut soutenir tout l'éclat, et qui s'éteint aussitôt : alors d'épaisses ténèbres lui dérobent la vue de son père; et, du sein de ces ténèbres mystérieuses, sort ce dernier cri: «Hélas! hélas! adieu, ma fille!»A l'instant même renaît la clarté du jour : Antigone s'approche en tremblant; mais elle ne trouve que la brebis égorgée il ne restait plus rien d'OEdipe. Ainsi disparut de la terre le fils de Laïus. Fut-il consumé par la foudre? fut-il englouti dans un abîme? fut-il enlevé vivant dans l'Olympe? Les Dieux se sont réservé ce

secret.

:

le

La généreuse fille d'OEdipe, restée seule, partagée entre l'étonnement et la douleur, chercha trois jours entiers le corps de son père, pour lui rendre les honneurs de la sépulture. Les chênes embrasés brûlaient encore. Elle ne foulait qu'avec terreur ce lieu consacré par jugement des Dieux. A la fin, excédée de fatigue, elle se réfugie dans la modeste demeure d'un vieux pasteur, en attendant qu'elle puisse exécuter les dernières volontés de son père, et se rendre à la cour de Thésée.

BALLANCHE. Antigone, liv. II.

CARACTÈRES OU PORTRAITS

ET

PARALLÈLES.

La Nature, féconde en bizarres portraits,
Dans chaque âme est marquée à de différens traits.
BOILEAU, Art poét. Ch. 1.

PRÉCEPTES DU GENRE.

PORTRAIT. Description de la figure ou du caractère d'une personne, quelquefois de l'une et de l'autre. Lorsque c'est une espèce d'hommes que l'on peint, comme l'avare, le jaloux, l'hypocrite, la prude, la coquette, ce n'est plus un portrait, c'est un caractère; et c'est là ce qui distingue la satire permise de la satire qui ne l'est pas, La Bruyère fut accusé d'avoir fait des portraits : il n'avait fait que des caractères; mais la malignité, en les appliquant et en calomniant le peintre, avait deux plaisirs à la fois.

La poésie, l'éloquence et l'histoire, sont également susceptibles de cette sorte de peinture; il faut seulement observer que leur manière n'est pas la même.

Dans tous les genres d'éloquence, un portrait peut être placé. Dans la louange et dans le blâme rien de plus naturel. Dans la délibération, il importe encore plus de faire connaître les hommes, et par conséquent de les peindre.

Dans le plaidoyer, c'est aussi très-souvent par les qualités personnelles qu'on peut juger de l'intention, de la vraisemblance, de la nature même de l'action, et du degré d'indulgence ou de rigueur qu'elle mérite.

Or, dans tous les cas où l'orateur a un grand intérêt de faire connaître une personne, il a droit de la peindre; et plus le portrait sera fidèle, intéressant, important à la cause, plus il aura de beauté réelle; car la beauté, fait d'éloquence, n'est que la bonté combinée avec la force du moyen.

en

L'histoire est, de tous les genres, celui auquel cette manière de rassembler les traits d'un caractère et de le

dessiner avec précision, semble être la plus propre et la plus familière. Mais dans l'histoire même, lorsqu'ils sont trop fréquens, les portraits nous sont importuns. Vrais, singuliers, intéressans pour l'intelligence des faits, im'portans par le rôle qu'ont joué les personnes, frappans, et par leur ressemblance, et par la force, la justesse, l'originalité des traits qui les composent, ils font sur nous l'impression d'une vérité lumineuse, qui répand au loin ses rayons. Mais le portrait d'un homme isolé et dont le caractère n'est d'aucune influence, n'a lui-même aucun intérêt, et ne peut être dans l'histoire qu'un ornement postiche et vain, digne tout au plus d'amuser une curiosité frivole, mais indigne d'un vrai sage, comme d'un lecteur sérieux. La règle de l'un sera donc de ne se donner la peine de peindre que les personnes qui, par leur caractère, leurs fonctions, leurs rapports avec les faits intéressans, peuvent donner envie à l'autre de les connaître et de les voir au naturel. Par-là, les portraits seront rares, et ils se feront désirer.

Je croirais même, et j'en ai pour exemple tous les meilleurs historiens, que lorsque tout un caractère se développe dans l'action même, il est assez connu par elle, et qu'il est inutile d'en résumer les traits.

Plutarque les a réunis, mais au moment du parallèle,

et c'est alors qu'il est indispensable de rassembler tous les rapports. Si cependant, à la fin d'un règne ou de la vie d'un homme, un court épilogue en rappelle les circonstances les plus marquées, et le fait voir lui-même d'un coup d'œil avec les traits de caractère, les variations, les contrastes, les qualités diverses ou opposées que les événemens ont fait paraître en lui, ce sera sans doute un mérite et une grande beauté de plus. Tel est dans Tacite le portrait de Tibère à la fin de son règne, modèle effrayant, pour ne pas dire désespérant, de précision, de force et de clarté (1).

Il est aisé de concevoir pourquoi, dans des mémoires particuliers, les portraits sont naturellement plus fréquens qu'ils ne doivent l'être dans l'histoire. Celle-ci n'a guère intérêt que de faire connaître l'homme public, et les événemens l'exposent; au lieu que des mémoires nous décèlent l'homme privé, et ne font qu'effleurer les actions publiques. Les Mémoires du cardinal de Retz sont le derrière de la toile du singulier spectacle de la Fronde; et dans les portraits qu'il nous trace des personnages principaux de cette scène héroï-comique, il nous fait voir souvent ce que l'action même ne nous aurait point appris.

Par la même raison, lorsque dans l'histoire un personnage a plus d'influence que d'apparence, qu'il agit plus au dedans qu'au dehors, il est intéressant de décrire avec soin ce ressort intérieur et secret des événemens qu'on raconte. Ainsi rien de plus nécessaire, de plus intéressant dans le récit du règne de Tibère, que le portrait de Séjan (2).

Dans un historien éloquent (presque tous les anciens l'étaient, témoin Thucydide, Xénophon, Salluste, TiteLive et Tacite), la manière de peindre ne diffère de celle de l'orateur que par une précision et une vérité plus sé

(1) Voyez Tacite, ou les Leçons Latines anciennes.
(2) Idem.

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