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ainsi rapprocher les extrêmes et assimiler les contraires. Mais cette manière de rendre l'esprit subtil est une manière encore plus sûre de le rendre faux et louche. Qui ne sait pas que dans notre faible entendement rien n'est trop clair ni trop bien assuré, et qu'au moyen du vague des notions communes et de l'équivoque des mots, il est facile à un beau parleur de tout brouiller et de tout obscurcir?

Le difficile, je le répète, c'est de démêler, de classer, de circonscrire nos idées, en leur donnant toute leur étendue, d'en saisir les justes rapports, de tirer ainsi du chaos les élémens de la science, et d'y répandre la lumière. C'est à quoi le dialogue philosophique est utilė– ment employé, parce qu'à mesure qu'il forme des nuages, il les dissipe; qu'à chaque pas, il ne présente une nouvelle difficulté qu'afin de l'aplanir lui-même, et que son but est la solution de toutes celles que l'ignorance, l'habitude, l'opinion, opposent à la vérité. Si le dialogue n'a pas ce mérite, il n'a plus que celui du sophisme, plus ou moins captieux, et du faux bel esprit, trop admiré par la sottise.

La beauté du dialogue philosophique résulte de l'importance du sujet, et du poids que les raisons donnent aux opinions opposées. Si pourtant le dialogue est moins une dispute qu'une leçon, l'un des deux interlocuteurs peut être ignorant; mais il doit l'être avec esprit son erreur ne doit pas être lourde, ni sa curiosité niaise. Les Mondes de Fontenelle sont un modèle dans ce genre. Il y á peut-être un peu de manière ; mais cette manière ingénieuse n'est ni celle de Pluche ni celle de Bouhours.

Les leçons en dialogues ont deux grands avantages, l'attrait et la clarté; mais elles ont un défaut : la longueur. Il serait donc à souhaiter que l'on réservât cette forme d'instruction pour les sujets naturellement épineux et con· fus, qui exigent des développemens, et dans lesquels l'intelligence et la raison veulent être conduites, à travers des difficultés successivement résolues, du doute à la

persuasion, de l'obscurité à l'évidence. L'histoire, toute en dialogues, serait trop délayée; mais des dialogues sur certains traits d'histoire, assez problématiques pour être discutés, assez intéressans pour être approfondis, pourraient être un ouvrage utile. Un modèle en ce genre est le dialogue de Sylla et d'Eucrate. On désirerait seulement que le philosophe y traitât le proscripteur avec moins de respect. Tous les grands hommes ont eu leur faible: celui de Montesquieu, en écrivant sur les Romains, fut d'être un peu trop sénateur.

MARMONTEL. Elémens de littérature.

Démocrite, Héraclite.

Comparaison de Démocrite et d'Héraclite, où l'on donne l'avantage au dernier, comme plus humain.

DÉMOCRITE.

Je ne saurais m'accommoder d'une philosophie triste.

HERACLITE.

Ni moi, d'une gaie. Quand on est sage, on ne voit rien dans le monde qui ne paraisse de travers et qui ne déplaise.

DÉMOCRITE.

Vous prenez les choses d'un trop grand sérieux : cela vous fera mal.

HÉRACLITE.

Vous les prenez avec trop d'enjouement; votre air moqueur est plutôt celui d'un satyre que d'un philosophe. N'êtes-vous point touché de voir le genre humain si aveuglé, si corrompu, si égaré ?

DÉMOCRITE.

Je suis bien plus touché de le voir si impertinent et si ridicule.

HERACLITE.

Mais enfin ce genre humain, dont vous riez, c'est le monde entier avec qui vous vivez; c'est la société de vos amis, c'est votre famille, c'est vous-même.

DÉMOCRITE.

Je ne me soucie guère de tous les fous que je vois, et je me crois sage en me moquant d'eux.

HÉRACLITE.

S'ils sont fous, vous n'êtes guère sage ni bon, de ne les pas plaindre et d'insulter à leur folie. D'ailleurs, qui vous répond que vous ne soyez pas aussi extravagant qu'eux ?

DÉMOCRITE.

Je ne puis l'être, pensant en toutes choses le contraire de ce qu'ils pensent.

HÉRACLITE.

Il y a des folies de diverses espèces. Peut-être qu'à force de contredire les folies des autres, vous vous jetez dans une extrémité contraire qui n'est pas moins folle.

DÉMOCRITE.

Croyez-en ce qu'il vous plaira, et pleurez encore sur moi si vous avez des larmes de reste pour moi, je suis content de rire des fous. Tous les hommes ne le sont-ils pas? Répondez.

HÉRACLITE.

Hélas! ils ne le sont que trop; c'est ce qui m'afflige: nous convenons, vous et moi, en ce point, que les hommes ne suivent point la raison. Mais moi, qui ne veux pas faire comme eux, je veux suivre la raison qui m'oblige de les aimer; et cette amitié me remplit de compassion pour leurs égaremens. Ai-je tort d'avoir

pitié de mes semblables, de mes frères, de ce qui est, pour ainsi dire, une partie de moi-même ? Si vous entriez dans un hôpital de blessés, ririez-vous de voir leurs blessures? Les plaies du corps ne sont rien en comparaison de celles de l'âme. Vous auriez honte de votre cruauté, si vous aviez ri du malheureux qui a la jambe coupée et vous avez l'inhumanité de vous divertir du monde entier qui a perdu la raison !

DÉMOCRITE.

Celui qui a perdu une jambe est à plaindre, en ce qu'il ne s'est point ôté lui-même ce membre; mais celui qui perd la raison, la perd par sa faute.

HÉRACLITE.

Eh! c'est en quoi il est plus à plaindre. Un insensé furieux qui s'arracherait lui-même les yeux, serait encore plus digne de compassion qu'un autre aveugle.

DÉMOCRITE.

Accommodons-nous. Il y a de quoi nous justifier tous deux : il y a partout de quoi rire et de quoi pleurer. Le monde est ridicule, et j'en ris; il est déplorable, et vous en pleurez chacun le regarde à sa mode et suivant son. tempérament. Ce qui est certain, c'est que le monde est de travers. Pour bien faire, pour bien penser, il faut faire, il faut penser autrement que le grand nombre: se régler par l'autorité et par l'exemple du commun des hommes, c'est le partage des insensés.

HÉRACLITE.

Tout cela est vrai; mais vous n'aimez rien, et le mal d'autrui vous réjouit : c'est n'aimer ni les hommes ni la vertu qu'ils abandonnent.

FENELON.

Erostrate et Démétrius de Phalère.

ÉROSTRATE.

TROIS Cent soixante statues élevées dans Athènes à votre honneur! c'est beaucoup.

DÉMÉTRIUS.

Je m'étais saisi du gouvernement; et, après cela, il était assez aisé d'obtenir du peuple des statues.

ÉROSTRATE.

Vous étiez bien content de vous être ainsi multiplié vous-même trois cent soixante fois, et de ne rencontrer que vous dans cette ville?

DÉMÉTRIUS.

Je l'avoue mais, hélas! cette joie ne fut pas de longue durée. La face des affaires changea du jour au lendemain; il ne resta pas une seule de mes statues on les abattit, on les brisa.

ÉROSTRATE.

Voilà un terrible revers! Et qui fut celui qui fit cette belle expédition?

DÉMÉTRIUS.

Ce fut Démétrius Poliorcète, fils d'Antigonus.

ÉROSTRATE.

Démétrius Poliorcète! J'aurais bien voulu être en sa place. Il y avait beaucoup de plaisir à abattre un si grand nombre de statues faites pour un même homme.

DÉMÉTRIUS.

Un pareil souhait n'est digne que de celui qui a brûlé le temple d'Ephèse. Vous conservez encore votre ancien caractère.

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