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de votre territoire, que je leur ai tué beaucoup de monde dans deux combats, que j'ai forcé les débris de leurs armées de s'enfermer dans leurs places, que j'ai enrichi Rome et vos soldats du butin qu'ils ont fait dans le pays ennemi; que vos tribuns se lèvent, et qu'ils me reprochent en quoi j'ai manqué contre les devoirs d'un bon Général.

«Mais ce n'est pas ce que je crains ces accusations ne servent que de prétexte pour pouvoir exercer impunément leur haine et leur animosité contre le Sénat et contre l'ordre des Patriciens. Mon véritable crime, aussi bien que celui de l'illustre Ménénius, c'est de n'avoir pas nommé, l'un et l'autre, pendant nos consulats, ces décemvirs après lesquels vous soupirez depuis si long-temps. Mais le pouvions-nous faire dans l'agitation et le tumulte des armes, et pendant que les ennemis étaient à nos portes, et la division dans la ville? Et quand nous l'aurions pu, sachez, Romains, que Servilius n'aurait jamais autorisé une loi qu'on ne peut observer sans exciter un trouble général dans toutes les familles, sans causer une infinité de procès, et sans ruiner les premières maisons de la république, qui en sont le plus ferme soutien.

«Faut-il que vous ne demandiez jamais rien au Sénat qui ne soit préjudiciable au bien commun de la patrie, et que vous ne le demandiez que par des séditions? Si un Sénateur ose vous représenter l'injustice de vos prétentions, si un Consul ne parle pas le langage séditieux de vos tribuns, s'il défend avec courage la souveraine puissance dont il est revêtu, on crie au tyran. A peine est-il sorti de charge, qu'il se trouve accablé d'accusations. C'est ainsi que par votre injuste plébiscite vous avez ôté la vie à Ménénius, aussi grand capitaine que bon citoyen. Ne devriez-vous pas mourir de honte d'avoir persécuté si cruellement le fils de ce Ménénius Agrippa, à qui vous devez vos tribuns, et ce pouvoir qui vous rend à présent si furieux ?

"On trouvera peut-être que je vous parle avec trop de liberté dans l'état présent de ma fortune; mais je ne crains point la mort : condamnez-moi, si vous l'osez; la vie ne peut être qu'à charge à un Général qui est réduit à se justifier de ses victoires: après tout, un sort pareil à celui de Ménénius ne peut me déshonorer. »

VERTOT. Révol. Rom.

L'Ombre de Fabricius aux Romains.

O FABRICIUS! qu'eût pensé votre grande âme, si, pour votre malheur, rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras, et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes?« Dieux! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu'habitaient jadis la modération et la vertu? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine ! Quel est ce langage étranger? Quelles sont ces mœurs efféminées? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices? Insensés ! qu'avez-vous fait ? Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus : ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent; c'est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires et des histrions que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l'Asie. Les dépouilles de Carthage sont la proie d'un joueur de flûte.

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Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres, brisez ces marbres, brûlez ces tableaux, chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illustrent par de vains talens le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et d'y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre Sénat pour une assemblée de Rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine ni par une

élégance recherchée; il n'y entendit point cette éloquence frivole, l'étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de majestueux? O citoyens! il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts, le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel, l'assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouverner la terre. »

J.J. ROUSSEAU.

Invocation à la Paix.

GRAND DIEU, dont la seule présence soutient la nature et maintient l'harmonie des lois de l'univers, vous qui, du trône immobile de l'empyrée, voyez rouler sous vos pieds toutes les sphères célestes sans choc et sans confusion; qui, du sein du repos, reproduisez à chaque instant leurs mouvemens immenses, et seul régissez dans une paix profonde ce nombre infini de cieux et de mondes; rendez, rendez enfin le calme à la terre agitée; qu'elle soit dans le silence! qu'à votre voix la discorde et la guerre cessent de faire retentir leurs clameurs orgueilleuses!

Dieu de bonté, auteur de tous les êtres, vos regards paternels embrassent tous les objets de la création ; mais l'homme est votre être de choix; vous avez éclairé son âme d'un rayon de votre lumière immortelle; comblez vos bienfaits en pénétrant son cœur d'un trait de votre amour : ce sentiment divin, se répandant partout, réunira les nations ennemies ; l'homme ne craindra plus l'aspect de l'homme, le fer homicide n'armera plus sa main; le feu dévorant de la guerre ne fera plus tarir la source des générations; l'espèce humaine, maintenant affaiblie, mutilée, moissonnée dans sa fleur, germera de nouveau, et se multipliera sans nombre; la nature, accablée sous le

poids des fléaux, stérile, abandonnée, reprendra bientôt avec une nouvelle vie son ancienne fécondité; et nous, Dieu bienfaiteur, nous la seconderons, nous la cultiverons, nous l'observerons sans cesse, pour vous offrir à chaque instant un nouveau tribut de reconnaissance et d'admiration (1).

BUFFON. Première Vue de la Nature.

Richard Ier, Roi d'Angleterre, prisonnier de Henri V, Empereur d'Allemagne, répond aux divers reproches que ce Prince vient de lui faire.

Je suis né dans un rang à ne rendre compte de mes actions qu'à Dieu; mais elles sont de telle nature, qu'elles ne craignent pas même le jugement des hommes, et particulièrement, Seigneur, d'un Prince aussi juste

que vous.

:

Mes liaisons avec le Roi de Sicile n'ont rien qui vous ait dû fâcher; j'ai pu ménager un homme dont j'avais besoin, sans offenser un Prince dont j'étais ami. Pour le Roi de France, je ne sache rien qui m'ait dû attirer son chagrin, que d'avoir été plus heureux que lui. Soit l'occasion, soit la fortune, j'ai fait des choses qu'il eût voulu avoir faites voilà tout mon crime à son égard. Quant au tyran de Chypre, chacun sait que je n'ai fait que venger les injures que j'avais reçues le premier. En me vengeant de lui, j'ai affranchi ses sujets du joug sous lequel il les accablait. J'ai disposé de ma conquête, c'était mon droit; et si quelqu'un avait dû y trouver à redire, c'était l'Empereur de Constantinople, avec lequel ni vous ni moi n'avons pas de grandes mesures à garder. Le Duc d'Autriche s'est trop vengé de l'injure dont il se plaint, pour la compter encore parmi mes crimes. Il avait manqué le premier, en faisant arborer son drapeau

(1) Voyez les Leçons Latines anciennes et modernes. 1.-24.

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dans un lieu où nous commandions, le Roi de France et moi en personne : je l'en punis trop sévèrement : il a eu sa revanche au double ; il ne doit plus rien avoir sur le cœur que le scrupule d'une vengeance que le christianisme ne permet pas.

L'assassinat du marquis de Montferrat est aussi éloigné de mes mœurs que mes intelligences prétendues avec Saladin sont peu vraisemblables. Je n'ai pas témoigné jusqu'ici craindre assez mes ennemis, pour qu'on me croie capable d'attaquer leur vie autrement que l'épée à la main, et j'ai fait assez de mal à Saladin, pour faire juger que, si je ne l'ai pas trahi, je n'ai pas été son.ami. Mes actions parlent pour moi, et me justifient mieux que mes paroles. Acre pris, deux batailles gagnées, des partis défaits, des convois enlevés, avec tant de riches dépouilles dont toute la terre est témoin que je ne me suis pas enrichi, marquent assez, sans que je le dise, que je n'ai pas épargné Saladin. J'en ai reçu de petits présens, comme des fruits et choses semblables, que ce Sarrasin, non moins recommandable par sa politesse et sa générosité que par sa valeur et sa conduite, m'a de temps en temps envoyés. Le Roi de France en a reçu comme moi; et ce sont des honnêtetés que les braves gens dans la guerre se font les uns aux autres sans conséquence.

On dit que je n'ai pas pris Jérusalem je l'aurais prise si on m'en eût donné le temps : c'est la faute de mes ennemis, non la mienne; et je ne crois pas qu'aucun homme équitable me puisse blâmer d'avoir différé une entreprise qu'on peut toujours faire, pour apporter à mes peuplés un secours qu'ils ne pouvaient plus longtemps attendre. Voilà, Seigneur, quels sont mes crimes. Juste et généreux comme vous êtes, vous reconnaissez sans doute mon innocence; et, si je ne me trompe, je m'aperçois que vous êtes touché de mon malheur.

Le P. D'ORLEANS. Révolutions d'Angleterre.

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