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leurs récoltes innocentes. Il ne craint point, comme dans les villes, un hymen infidèle ou une postérité trop nombreuse. Ses travaux sont toujours surpassés par les bienfaits de la nature. Dès que le soleil est au signe de la Vierge, il rassemble ses parens, il invite ses voisins, et dès l'aurore il entre avec eux, la faucille à la main, dans ses blés mûrs. Son cœur palpite de joie en voyant ses gerbes s'accumuler, et ses enfans danser autour d'elles, couronnés de bluets et de coquelicots : leurs jeux lui rappellent ceux de son premier âge, et la mémoire des vertueux ancêtres qu'il espère revoir un jour dans un monde plus heureux. Il ne doute pas qu'il y ait un Dieu, à la vue de ses moissons; et aux douces époques qu'elles ramènent à son souvenir, il le remercie d'avoir lié la société passagère des hommes par une chaîne éternelle de bienfaits.

Prés fleuris, majestueuses et murmurantes forêts, fontaines mousseuses, sauvages rochers fréquentés de la seule colombe, aimables solitudes qui nous ravissez par d'ineffables concerts! heureux qui pourra lever le voile qui couvre vos charmes secrets, mais plus heureux encore celui qui peut les goûter en paix dans le patrimoine de ses pères (1)!

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Etudes de la Nature.

La Vie champêtre.

Nous avons tous un goût naturel pour la vie champêtre. Loin du fracas des villes et des jouissances factices que leur vaine et tumultueuse société peut offrir, avec quel

(1) Voyez Définitions ou Morale religieuse, en vers, même sujet; et les Leçons Latines anciennes et modernes, t. II, Morale religieuse.

plaisir vivement ressenti nous allons y respirer l'air de la santé, de la liberté, de la paix!

Une scène se prépare plus intéressante mille fois que toutes celles que l'art invente à grands frais pour vous amuser ou vous distraire. Du sommet de la montagne qui borne l'horizon, l'astre du jour s'élance brillant de tous ses feux. Le silence de la nuit n'est encore interrompu que par le chant plaintif et tendre du rossignol, ou le zéphyr léger qui murmure dans le feuillage, ou le bruit confus du ruisseau qui roule dans la prairie ses eaux étincelantes. Voyez-vous ces collines se dépouiller par degrés du voile de pourpre qui les recèle, ces moissons mollement agitées se balancer au loin sous des nuances incertaines, ces châteaux, ces bois, ces chaumières, bizarrement groupés, s'élever du sein des vapeurs, ou se dessiner en traits ondoyans dans le vague azuré des airs? L'homme des champs s'éveille. Tandis que sa robuste compagne fait couler dans une urne grossière le lait de vos troupeaux, le voyez-vous ouvrir gaiement un pénible sillon, ou, la serpe à la main, émonder en chantant l'arbuste qui ne produit que pour vous ses fruits savoureux? Cependant le soleil s'avance dans sa carrière enflammée ; l'ombre, comme une vague immense, roule et se précipite vers la gorge solitaire d'où s'échappent les eaux du torrent; le vent fraîchit, l'air s'épure; une abondante rosée tombe en perles d'argent sur le velours des fleurs, ou se résout en étincelles de feu sur la naissante verdure. O combien votre âme est émue! quelle fraîcheur délicieuse pénètre alors vos sens! comme elles sont consolantes et pures les pensées du matin ! comme elles égaient le rêve mélancolique de la vie! en s'abandonnant à leurs douces erreurs, combien aisément on oublie, et les tristes projets de la grandeur, et les vaines jouissances de la gloire, et le mépris du monde et sa froide injustice!

Nous ne remarquons pas assez l'influence prodigieuse que la nature conserve encore sur nos âmes, malgré l'é

tonnante variété de nos goûts, et la profonde dépravation de nos penchans. Je ne sais, mais il me semble qu'à la campagne notre sensibilité devient et moins orgueilleuse et plus vive; que nous y aimons nos amis avec plus de franchise, nos femmes avec plus de tendresse ; que les jeux de nos enfans nous y intéressent davantage; que nous parlons de nos ennemis avec moins d'aigreur, de y la fortune avec plus d'indifférence. Est-ce en respirant la vapeur embaumée du soir, en se promenant à la lueur tranquille et douce de l'astre des nuits, qu'on peut ourdir une trame perfide, ou méditer de tristes vengeances? Ce berceau que vos mains ont planté, où le chèvrefeuille, le jasmin et la rose entrelacent leurs tiges odorantes, ne l'avez-vous orné avec tant de soin que pour vous y livrer aux rêves pénibles de l'ambition? Dans cette solitude champêtre qu'ont habitée vos pères, dans cet asile des mœurs, de la confiance et de la paix, que vous importent les vains discours des hommes, et leurs lâches intrigues, et leur haine impuissante, et leurs promesses trompeuses? Quelle impression peut encore faire sur votre âme le récit. importun de leurs erreurs ou de leurs crimes? Au déclin d'un jour orageux, ainsi gronde la foudre dans le nuage flottant sur les bords enflammés de l'horizon, ainsi retentit le torrent qui ravage au loin une terre agreste et sauvage (1).

BERGASSE. Fragmens.

La Maison, les Amis, les Plaisirs de Jean-Jacqués à la campagne, s'il était riche.

JE n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon

(1) Voyez en vers, et les Leçons Latines anciennes et modernes, t. I et II.

appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et, quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gaie que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une bassecour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d'amis aimant le plaisir, et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés; et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusemens divers, qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le 1.-24.

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service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau sous un arbre, quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers : une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaises; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui : de cette familiarité cordiale et modérée, naîtrait sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois. que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d'importuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi, j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret : « Je suis encore homme. »

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitans du lieu, j'y serais des premiers avec ma troupe. Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes

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