Page images
PDF
EPUB

dont l'image a été si souvent altérée, que les mortels adorent, même lorsqu'ils l'ignorent; passion généreuse et sublime qui ennoblit tout notre être, et qui ne nous fait vivre que pour l'ami que notre cœur a choisi! c'est toi que nous avons maintenant à peindre.

Jamais celui dont le cœur est brûlé par les douces flammes de la sainte amitié n'éprouva un sentiment si vif, que lorsque l'ami qu'il chérit a le plus besoin de son secours ; il le suit au milieu de l'infortune la plus cruelle; il s'attache à lui pour ne jamais s'en séparer; les froideurs même de celui qu'il a choisi ne peuvent éteindre le feu céleste dont il est embrasé; il l'aime même ingrat, même infidèle aux saintes lois de l'amitié ; il le plaint, il lui pardonne tous les maux qu'il en reçoit, il en est désolé, mais il ne l'en chérit pas moins, il immole tout son bonheur au sien: il veut mourir pour son Oreste, et consent qu'il l'ignore. Son âme se confond avec celle de son ami, elle n'a plus que les mêmes désirs, les mêmes mouvemens, les mêmes affections; et lorsque la mort, qui vient tout désunir, lui enlève l'objet de ses tendres et immortels sentimens, il l'accompagne avec courage jusqu'au bord de sa tombe; il lui dérobe ses pleurs; il sème de quelques charmes ces instans funestes; il le console au moment où tout va lui être ravi sans retour; et lorsque la porte fatale du tombeau est fermée, désolé et sans espoir, il ne retient plus ses larmes; mais seul au milieu du silence des bois les plus épais et les plus solitaires, il va pleurer celui qu'il a perdu, se nourrir de ses regrets et de l'image de son ami, et consumer dans la douleur un cœur dont les sentimens ne peuvent plus s'épancher, une vie qui n'était pas pour lui, et qui lui est devenue inutile.

Quelquefois, lorsque les ombres règnent sur la terre, il croit distinguer son ami au milieu d'une faible lumière; il lui parle, hélas! comme s'il pouvait l'entendre; il charme sa douleur par cette douce et cruelle illusion ; il

court embrasser cette ombre si chérie, il ne rencontre que des ténèbres insensibles, et ne retrouve dans son cœur que les regrets les plus cuisans: il le redemande à la nuit, il le redemande au jour; et, ne pouvant plus supporter le faix de ses amertumes, de ses chagrins et de sa perte, il succombe enfin à sa douleur, et meurt en prononçant le nom de son ami. O céleste amitié! pourquoi tes flammes pures ne consument-elles pas toutes les âmes? Pourquoi si peu de mortels t'ont-ils dans le cœur, lorsque tous t'ont sur les lèvres ? Et pourquoi ton nom, que la vertu seule devrait prononcer, a-t-il si souvent servi à voiler de noires trahisons et des complots sinistres (1) ?

LACEPEDE. Poétique de la Musique.

L'extrême grandeur et la dernière petitesse de la Nature.

La première chose qui s'offre à l'homme quand il se regarde, c'est son corps, c'est-à-dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais, pour comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec tout ce qui est au-dessus de lui et tout ce qui est au-dessous, afin de reconnaître ses justes bornes.

Qu'il ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l'environnent ; qu'il contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu'il considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'un point très-délicat, à l'égard de celui que les astres qui ̧ roulent dans le firmament embrassent. Mais, si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre, elle se lassera

(1) Voyez t. II; et les Leçons Latines anciennes et modernes. 1.-24.

23

plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature : nulle idée n'approche de l'étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.

Mais, pour présenter à l'homme un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines, des humeurs dans ce sang, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces et ses conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui peindre non seulement l'univers visible, mais encore tout ce qu'il est capable de concevoir de l'immensité de la nature dans l'enceinte de cet atome imperceptible... Qu'il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes par leur petitesse que les autres par leur étendue. Car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit maintenant un colosse, un monde, ou plutôt un tout à l'égard de la dernière petitesse où l'on ne peut arriver?

PASCAL.

Faiblesse humaine.

CET état, qui tient le milieu entre les extrêmes, se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n'aperçoivent

rien d'extrême trop de bruit nous assourdit, trop de lumière nous éblouit, trop de distance et trop de proximité empêchent la vue, trop de longueur et trop de brièveté obscurcissent un discours, trop de plaisir incommode, trop de consonnances déplaisent; nous ne sentons ni l'extrême chaud ni l'extrême froid; les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles; nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit, trop et trop peu de nourriture troublent ses actions, trop et trop peu d'instruction l'abêtissent. Les, choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient pas, et nous ne sommes point à leur égard: elles nous échappent, ou nous à elles......

La faiblesse de la raison de l'homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu'en ceux qui la connaissent. Si on est trop jeune, on ne juge pas bien; si on est trop vieux, de même ; si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête, et l'on ne peut trouver la vérité. Si l'on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu; si trop long-temps après, on n'y entre plus. Il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu de voir les tableaux; les autres sont trop près, trop loin, trop haut, trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture; mais, dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera ?......

Cette maîtresse d'erreur, qu'on appelle fantaisie et opinion, est d'autant plus fourbe, qu'elle ne l'est pas toujours; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux Cette superbe. puissance, ennemie de la raison qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde

nature: elle a ses heureux et ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres, ses fous et ses sages; et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction beaucoup plus pleine et entière que la raison.

Les habiles par imagination se plaisent tout autrement en eux-mêmes que les prudens ne peuvent raisonnablement se plaire ; ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance; les autres avec crainte et défiance; et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutans: tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges 'de même nature! Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend contens, à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables : l'une les comble de gloire, l'autre les couvre de honte. Qui dispense la réputation; qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion? Combien toutes les richesses de la terre sont-elles insuffisantes sans son consentement? L'opinion dispose de tout: elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde (1). LE MÊME.

La Scène du Monde, où tout change, excepté Dieu.

RAPPELEZ seulement les victoires, les prises de places, les traités glorieux, les magnificences, les événemens pompeux des premières années de ce règne. Vous y touchez encore ; vous en avez été, la plupart, non seulement spectateurs, mais vous en avez partagé les périls et la gloire ils passeront dans nos annales jusqu'à nos derniers neveux; mais pour vous, ce n'est déjà plus qu'un songe, qu'un éclair qui a disparu, et que chaque jour efface même de votre souvenir. Qu'est-ce donc que le

:

(1) Voyez Allegories, t. II, le Temple et le Trône de l'Opinion.

« PreviousContinue »