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Les Troglodytes, ou l'Anarchie.

Il y avait en Arabie un petit peuple appelé TrogloIL dyte, qui descendait de ces anciens Troglodytes, qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plus à des bêtes qu'à des hommes. Ceux-ci n'étaient point si contrefaits; ils n'étaient point velus comme des ours; ils ne sifflaient point, ils avaient des yeux; mais ils étaient si méchans et si féroces, qu'il n'y avait parmi eux aucun principe d'équité ni de justice.

Ils avaient un Roi d'une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement; mais ils conspirèrent contre lui et exterminèrent toute la famille royale.

Le coup étant fait, ils s'assemblèrent pour choisir un gouvernement, et après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats; mais à peine les eurent-ils élus qu'ils leur devinrent insupportables, et ils les massacrèrent encore,

Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage; tous les particuliers convinrent qu'ils n'obéiraient plus à personne; que chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des

autres.

Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers; ils disaient; « Qu'ai-je affaire d'aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point? Je penserai uniquement à moi; je vivrai heureux, que m'importe que les autres le soient? Je me procurerai tous mes besoins, et pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misérables. »

On était dans le mois où l'on ensemence les terres; chacun dit : « Je ne labourerai mon champ que pour qu'il me fournisse le blé qu'il me faut pour me nourrir ;

une plus grande quantité me serait inutile, je ne préndrai point de la peine pour rien. »

Les terres de ce petit royaume n'étaient pas de mêmé nature: il y en avait d'arides et de montagneuses, et d'autres qui, dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs-ruisseaux. Cette année la sécheresse fut trèsgrande, de manière que les terres, qui étaient dans les lieux élevés, manquèrent absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très-fertiles; ainsi les habitans des montagnes périrent presque tous de faim, par la dureté des autres qui leur refusèrent de partager la récolte.

L'année ensuite fut très-pluvieuse : les lieux élevés se trouvèrent d'une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cría une seconde fois famine; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu'ils l'avaient été eux-mêmes.

Un des principaux habitans avait une femme fort belle; son voisin en devint amoureux et l'enleva. Il s'émut une grande querelle, et après bien des injures et des coups, ils convinrent de s'en remettre à la décision d'un Troglodyte qui, pendant que la république subsistait, avait eu quelque crédit. Ils allèrent à lui et voulurent lui dire leurs raisons. « Que m'importe, dit cet homme, que cette femme soit à vous ou à vous? J'ai mon champ à labourer; je n'irai peut-être pas employer mon temps à terminer vos différens et travailler à vos affaires, tandis que je négligerai les miennes; je vous prie de me laisser en repos, et de ne plus m'importuner de vos querelles. » Là-dessus il les quitta, et s'en alla travailler ses terres. Le ravisseur, qui était le plus fort, jura qu'il mourrait plutôt que de rendre cette femme; et l'autre, pénétré de l'injustice de son voisin et de la dureté du juge, s'en retournait désespéré, lorsqu'il rencontra dans son chemin une femme jeune et belle qui revenait de la fontaine; il n'avait plus de

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femme, celle-là lui plut, et elle lui plut bien davantage lorsqu'il apprit que c'était la femme de celui qu'il avait voulu prendre pour juge, et qui avait été si peu sensible à son malheur : il l'enleva et l'emmena dans sa maison.

Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile qu'il cultivait avec grand soin. Deux de ses voisins s'unirent ensemble, le chassèrent de sa maison, occupèrent son champ : ils firent entre eux un accord pour se défendre contre tous ceux qui voudraient l'usurper; et effectivement ils se soutinrent par-là pendant plusieurs mois. Mais un des deux, ennuyé de partager ce qu'il pouvait avoir tout seul, tua l'autre et devint seul maître du champ. Son empire ne fut pas long: deux autres Troglodytes vinrent l'attaquer, il se trouva trop faible pour se défendre, et il fut massacré.

Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui était à vendre; il en demanda le prix. Le marchand dit en lui-même : « Naturellement je ne devrais espérer de ma laine qu'autant d'argent qu'il en faut pour acheter deux mesures de blé; mais je vais la vendre quatre fois davantage, afin d'avoir huit mesures. ». Il fallut en passer par-là, et payer le prix demandé. « Je suis bien aise; dit le marchand, j'aurai du blé à présent. Que ditesyous? reprit l'étranger; vous avez besoin de blé? J'en ai à vendre; il n'y a que le prix qui vous étonnera peutêtre; car vous savez que le blé est extrêmement cher et que la famine règne partout; mais rendez-moi mon argent et je vous donnerai une mesure de blé; car je ne veux pas m'en défaire autrement, dussiez-vous crever de faim. »

Cependant une maladie cruelle ravageait la contrée : un médecin habile y arriva du pays voisin, et donna ses remèdes si à propos, qu'il guérit tous ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez tous ceux qu'il avait traités demander son salaire; mais il n'éprouva que des refus. Il retourna dans son pays,

et il y arriva accablé de fatigue d'un si long voyage; mais bientôt après il apprit que la même maladie se faisait sentir de nouveau et affligeait plus que jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui cette fois, et n'attendirent pas qu'il vînt chez eux. « Allez, leur dit-il, hommes injustes, vous avez dans l'âme un poison plus mortel que celui dont vous voulez vous guérir; vous ne méritez pas d'occuper une place sur la terre, parce que vous n'avez point d'humanité, et que les règles de l'équité vous sont inconnues. Je croirais offenser les Dieux qui vous punissent, si je m'opposais à la justice de leur colère. »

Les Troglodytes périrent ainsi par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. MONTESQUIEU.

Les quatre Saisons.

LE PRINTEMPS.

L'AME de la nature, l'aimable Déesse du Printemps, a rompu les chaînes qui la retenaient captive; balancée sur l'aile des Zéphyrs, elle descend du haut des cieux épurés par son haleine et réjouis de sa présence. Une vapeur légère, émanée d'elle et comme imprégnée de verdure, décèle sa trace vivifiante; sa taille efface celle de la messagère des Dieux; ses traits, ceux de la plus jeune des Grâces: l'éclat de la rose nouvellement épanouie le cède à celui de son teint. Une gaze verdoyante, et dont la transparence laisse deviner les appas qu'elle couvre, badine autour de son beau corps, et en caresse amoureusement les contours arrondis. Une de ses mains voltige sur la lyre de Cupidon, où ce Dieu lui-même a gravé ses triomphes. Soudain, aux doux accords de l'harmonie créatrice, deux âmes, l'une par l'autre attirées, se rapprochent et s'unissent revêtues des formes sveltes que 1.-24.

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l'antiquité a prêtées à Psyché et à l'Amour, elles paraissent se pénétrer, et confondre, dans l'ivresse extatique d'une ineffable félicité, leurs plus vives affections. L'Immortelle s'applaudit : ses regards, où brille une douce majesté, se reposent avec complaisance sur ces heureux objets de sa sollicitude. Mais tout ce qui respire a des droits assurés à son amour : à l'ombre des plis de sa robe flottante, et comme au fond d'un bosquet mystérieux, deux blanches tourterelles, émues par les sons de la lyre enchanteresse, se prodiguent de doux baisers. Leurs ailes à demi déployées s'agitent voluptueusement; chaque plume semble frissonner de plaisir. Un des replis du voile, à l'abri des caprices des Zéphyrs, sert d'asile à un nid de fauvettes; la mère y couve les précieux fruits de ses amours, retenus encore dans leur faible prison. La fille de Vénus s'écoute préluder avec complaisance : elle incline sa belle tête, où mille fleurs variées s'épanouissent et se renouvellent sans cesse; elles lui tiennent lieu de tresses ondoyantes; elles forment seules son diadème et sa coiffure. Ici le narcisse majestueux, la renoncule, l'anémone et la tulipe orgueilleuse, rivalisent de magnificence, et se disputent le prix de la beauté; là l'humble violette et la flexible hyacinthe brillent d'un plus doux éclat, et rehaussent, par le suave mélange de leurs teintes azurées, la pourpre et l'or de la rose naissante. De volages papillons, des essaims bourdonnans, s'enivrent des parfums qu'exhalent leurs calices. La jeune Déesse, à la vue des prodiges qu'elle-même a opérés, sent une joie secrète inonder son cœur. Le sourire du bonheur siége sur ses lèvres vermeilles; mais son but est atteint tout jouit, tout est heureux par ses bienfaits, et la face de la nature est renouvelée (1).

(1) Voyez Descriptions en vers; et dans les Leçons Latines anciennes et modernes, même sujet.

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