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corne échauffe pendant trois semaines l'Ile-de-France de ses feux verticaux. Le vent du sud-est, qui y règne presque toute l'année, n'y soufflait plus. De longs tourbillons de poussière s'élevaient sur les chemins et restaient suspendus en l'air. La terre se fendait de toutes parts; l'herbe était brûlée, des exhalaisons chaudes sortaient du flanc des montagnes, et la plupart de leurs ruisseaux étaient desséchés. Aucun nuage ne venait du côté de la mer. Seulement, pendant le jour, des vapeurs rousses s'élevaient de dessus ses plaines, et paraissaient, au coucher du soleil, comme les flammes d'un incendie. La nuit même n'apportait aucun rafraîchissement à l'atmosphère embrasée. L'orbe de la lune tout rouge se levait dans un horizon embrumé, d'une grandeur démesurée. Les troupeaux abattus sur les flancs des collines, le cou tendu. vers le ciel, aspirant l'air, faisaient retentir les vallons de tristes mugissemens le Cafre même qui les conduisait se couchait sur la terre pour y trouver de la fraîcheur. Partout le sol était brûlant, et l'air étouffant retentissait du bourdonnement des insectes qui cherchaient à se désaltérer dans le sang des hommes et des animaux.

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Cependant ces chaleurs excessives élevèrent de l'Océan des vapeurs qui couvrirent l'île comme un vaste parasol. Les sommets des montagnes les rassemblaient autour d'eux, et de longs sillons de feu sortaient de temps en temps de leurs pitons embrumés. Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons des pluies épouvantables, semblables à des cataractes, tombèrent du ciel. Des torrens écumeux se précipitaient le long des flancs de cette montagne; le fond de ce bassin était devenu une mer; le plateau où sont assises les cabanes, une petite île ; et l'entrée de ce vallon, une écluse par où sortaient pêle-mêle, avec les eaux mugissantes, les terres, les arbres et les rochers. Sur le soir la pluie cessa, le vent alizé du sud-est reprit son cours ordinaire; les nuages orageux furent jetés vers

le nord-ouest, et le soleil couchant parut à l'horizon (1). BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Paul et Virginie.

Songe de Marc-Aurèle.

Je voulus méditer sur la douleur; la nuit était déjà avancée; le besoin du sommeil fatiguait ma paupière; je luttai quelque temps; enfin je fus obligé de céder, et je m'assoupis; mais dans cet intervalle je crus avoir un songe. Il me sembla voir dans un vaste portique une multitude d'hommes rassemblés; ils avaient tous quelque chose d'auguste et de grand. Quoique je n'eusse jamais vécu avec eux, leurs traits pourtant ne m'étaient pas étrangers; je crus me rappeler que j'avais souvent contemplé leurs statues dans Rome. Je les regardais tous, quand une voix terrible et forte retentit sous le portique Mortels, apprenez à souffrir! Au même instant, devant l'un, je vis s'allumer des flammes, et il y posa la main. On apporta à l'autre du poison; il but, et fit une libation aux Dieux. Le troisième était debout auprès d'une statue de la Liberté brisée ; il tenait d'une main un livre; de l'autre il prit une épée, dont il regardait la pointe. Plus loin je distinguai un homme tout sanglant, mais calme et plus tranquille que ses bourreaux; je courus à lui en m'écriant ; « O Régulus! est-ce toi? » Je ne pus soutenir le spectacle de ses maux, et je détournai mes regards. Alors j'aperçus Fabricius dans la pauvreté, Scipion mourant dans l'exil, Epictète écrivant dans les chaînes, Sénèque et Thraséas les veines ouvertes, et regardant d'un œil tranquille leur sang couler. Environné de tous ces grands hommes malheureux, je versais des larmes; ils parurent étonnés. L'un d'eux, ce fut Caton,

(1) Voyez les Narrations et Descriptions d'Orages, en prose et

en vers.

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approcha de moi, et me dit : « Ne nous plains pas, mais « imite-nous; et toi aussi, apprendsàvaincrela douleur! » Cependant il me parut prêt à tourner contre lui le fer qu'il tenait à la main; je voulus l'arrêter, je frémis, et je m'éveillai. Je réfléchis sur ce songe, et je conçus que ces prétendus maux n'avaient pas le droit d'ébranler mon courage; je résolus d'être homme, de souffrir et de faire le bien.

THOMAS. Eloge de Marc-Aurèle.

Jugemens exercés en Egypte sur les Morts.

IL y avait un lac qu'il fallait traverser pour arriver au lieu de la sépulture: sur les bords de ce lac on arrêtait le mort. « Qui que tu sois, rends compte à la patrie de << tes actions. Qu'as-tu fait du temps de la vie? La loi t'interroge, la patrie t'écoute, la vérité te juge. » Alors il comparaissait sans titre et sans pouvoir, réduit à lui` seul, et escorté seulement de ses vertus ou de ses vices. Là, se dévoilaient les crimes secrets, et ceux que le crédit ou la puissance du mort avaient étouffés pendant sa vie. Là, celui dont on avait flétri l'innocence venait à son tour flétrir le calomniateur, et redemander l'honneur qui lui avait été enlevé. Le citoyen convaincu de n'avoir point observé les lois était condamné; la peine était l'infamie; mais le citoyen vertueux était récompensé d'un éloge public l'honneur de le prononcer était réservé aux parens. On assemblait la famille, les enfans venaient recevoir des leçons de vertu en entendant louer leur père. Le peuple s'y rendait en foule; le magistrat y présidait. Alors on célébrait l'homme juste à l'aspect de sa cendre; on rappelait les lieux, les momens et les jours où il avait fait des actions vertueuses; on le remerciait de ce qu'il avait servi la patrie et les hommes; on proposait son exemple à ceux qui avaient encore à vivre et à mourir.

L'orateur finissait par invoquer sur lui le Dieu redoutable des morts, et par le confier, pour ainsi dire, à la Divinité, en la suppliant de ne pas l'abandonner dans ce monde obscur et inconnu où il venait d'entrer. Enfin, en le quittant, et le quittant pour jamais, on lui disait, pour soi et pour le peuple, le long et éternel adieu. Tout cela ensemble, surtout chez une nation austère et grave, devait affecter profondément, inspirer des idées augustes de religion et de morale.

On ne peut douter que ces éloges, avant qu'ils fussent prodigués et corrompus, ne fissent une forte impression sur les âmes. Leur institution ressemblait beaucoup à celle de nos oraisons funèbres; mais il y a une différence remarquable, c'est qu'ils étaient accordés à la vertu, non à la dignité. Le laboureur et l'artisan y avaient droit comme le souverain. Ce n'était point alors une cérémonie vaine, où un orateur, que personne ne croyait, venait parler de vertus qu'il ne croyait pas davantage, tâchait de se passionner un instant pour ce qui était quelquefois l'objet du mépris public et du sien; et, entassant avec harmonie des mensonges mercenaires, flattait longuement les morts, pour être loué lui-même ou récompensé par les vivans. Alors on ne louait pas l'humanité d'un général qui avait été cruel; le désintéressement d'un magistrat qui avait vendu les lois : tout était simple et vrai, Les princes eux-mêmes étaient soumis au jugement, comme le reste des hommes, et ils n'étaient loués que lorsqu'ils l'avaient mérité. Il est juste que la tombe soit une barrière entre la flatterie et le prince, et que la vérité commence où le pouvoir cesse. Nous savons par l'histoire que plusieurs des Rois d'Egypte, qui avaient foulé leurs peuples pour élever ces pyramides immenses, furent flétris par la loi, et privés des tombeaux qu'ils s'étaient eux-mêmes construits.

Depuis trois mille ans ces usages ne subsistent plus, et il n'y a dans aucun pays du monde des magistrats établis

pour juger la mémoire des Rois ; mais la Renommée fait la fonction de ce tribunal : plus terrible, parce qu'on ne peut la corrompre, elle dicte les arrêts, la Postérité les écoute, et l'Histoire les écrit (1).

THOMAS. Essai sur les Eloges.

L'Orage, et la Caverne des Serpens au Pérou.

UN murmure profond donne le signal de la guerre que les vents vont se déclarer. Tout à coup leur fureur s'annonce par d'effroyables sifflemens. Une épaisse nuit enveloppe le ciel et le confond avec la terre; la foudre, en déchirant ce voile ténébreux, en redouble encore la noirceur; cent tonnerres qui roulent et semblent rebondir sur une chaîne de montagnes, en se succédant l'un à l'autre, ne forment qu'un mugissement qui s'abaisse, et qui se renfle comme celui des vagues. Aux secousses que la montagne reçoit du tonnerre et des vents, elle s'ébranle, elle s'entr'ouvre; et de ses flancs, avec un bruit horrible, tombent de rapides torrens. Les animaux épouvantés s'élançaient des bois dans la plaine; et, à la clarté de la foudre, les trois voyageurs pâlissans voyaient passer côté d'eux le lion, le tigre, le lynx, le léopard, aussi tremblans qu'eux-mêmes dans ce péril universel de la nature, il n'y a plus de férocité, et la crainte a tout adouci.

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L'un des guides d'Alonzo avait, dans sa frayeur, gagné la cime d'une roche. Un torrent qui se précipite en bondissant la déracine et l'entraîne, et le Sauvage qui l'embrasse roule avec elle dans les flots. L'autre Indien croyait avoir trouvé son salut dans le creux d'un arbre ; mais une colonne de feu, dont le sommet touche à la nue, descend sur l'arbre, et le consume avec le malheureux qui s'y était sauvé.

(1) Voyez, en vers, Jugement des Rois d'Égypte après leur mort.

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