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sur une horloge de sable; les Heures, qui le font couler, en comptent scrupuleusement tous les grains; lui-même il tient une faux tranchante dans ses mains; et, de ses yeux perçans, qui ne se livrent jamais au sommeil, choisit ses victimes dans la multitude innombrable des mortels supplians qui implorent sa pitié.

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Mais ce monstre également dur et sourd, sans égard ni pour l'âge qu'il affaiblit, ni pour les conditions qu'il anéantit, ni pour les sexes qu'il confond, ni pour la beauté qu'il flétrit, ni pour l'esprit qu'il énerve, agitant ses ailes longues et bleuâtres, chasse loin de lui les jours, les mois, les années, et frappe indistinctement, tantôt un fils unique, l'espérance de toute une famille, tantôt un Monarque chéri qu'il précipite du trône presque aussitôt qu'il y est monté quelquefois il arrache une jeune épouse du lit nuptial, et change la joie d'un doux hyménée en pompe funèbre. Souvent il épargne un vieillard caduc et goutteux, pour trancher les jours d'un jeune homme sain et robuste. Il ne laisse enfin tomber sa faux meurtrière sur les vieillards qui l'environnent, que lorsque son bras, appesanti de lassitude, ne peut s'étendre au loin pour choisir ses victimes. Alors ils tombent, semblables aux feuilles jaunâtres que le souffle du rigoureux Aquilon secoue des arbres sur la fin de l'automne.

Tels sont les jeux cruels qui amusent le Temps, lorsque de sa faux sanglante il frappe ses victimes. L'affreux contre-coup qui les livre à la Mort empressée de les enlever, leur ouvre ces noires barrières qui servent de porte à l'Eternité. C'est par-là que les âmes entrent dans cet Empire immense, d'où nul mortel ne peut revenir à la lumière, Son insatiable voracité ne se borne pas aux faibles mortels : empires, royaumes, républiques, villes, temples, palais, tout éprouve sa dent de fer. Les monumens respectables de l'art ne sont pas plus respectés que les chefs d'œuvre de la nature : autour de lui sont entassés les débris des dignités et des grandeurs humaines,

couronnes fracassées, sceptres brisés, trônes mis en poudre, et sur les ruines desquels il élève d'autres trônes qu'il renverse incontinent. Il se fit un jeu d'élever les quatre grands Empires du monde, de les détruire tour à tour les uns par les autres, et d'en faire disparaître les nations. Devant lui passent rapidement toutes les générations, les vieillards poussés par les hommes d'un âge viril, et ceux-ci par des enfans. Tel est le Temps qui engloutit et dévore tout; mais, à la fin des siècles, ce monstre, dévoré lui-même, expirera aux portes de l'Eternité (1).

DE LA BAUME.

Cybèle ou la Terre.

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( TOI, que l'antiquité nomma la mère des Dieux, Cybèle, Terre, qui soutiens mon existence fugitive, pire-moi, au fond de quelque grotte ignorée, le même esprit qui dévoilait les temps à tes anciens oracles!

C'est pour toi que le soleil brille, que les vents soufflent, que les fleuves et les mers circulent; c'est toi que les Heures, les Zéphyrs et les Néréides parent à l'envi de couronnes de lumières, de guirlandes de fleurs et de ceintures azurées; c'est à toi que tout ce qui respire suspend la lampe de la vie. Mère commune des êtres, tous se réunissent autour de toi : élémens, végétaux, animaux, tous s'attachent à ton sein maternel comme tes enfans. L'astre des nuits lui-même t'environne sans cesse de sa pâle lumière. Pour toi, éprise des feux d'un amour conjugal envers le père du jour, tu circules autour de lui, réchauffant tour à tour à ses rayons tes mamelles innombrables. Toi seule, au milieu de ces grands mouvemens,

(1) Voyez les Leçons Latines anciennes et modernes, t. II, même partie.

présentes l'exemple de la constance aux humains inconstans. Ce n'est ni dans les champs de la lumière, ni dans ceux de l'air et des eaux, mais dans tes flancs, qu'ils fondent leur fortune, et qu'ils trouvent un éternel repos. O terre, berceau et tombeau de tous les êtres, en attendant que tu accordes un point stable à ma cendre, découvre-moi les richesses de ton sein, les formes ravissantes de tes vallées, et tes monts inaccessibles, d'où s'écoulent les fleuves et les mers, jusqu'à ce que mon âme, dégagée du poids de son corps, s'envole vers ce soleil, où tu puises toi-même une vie immortelle (1) !

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Harmonies de la Nature. Tom. II.

Les Harmonies de la Nature.

SOYEZ mes guides, filles du ciel et de la terre, divines Harmonies! C'est vous qui assemblez et divisez les élémens; c'est vous qui formez tous les êtres qui végètent, et tous ceux qui respirent. La nature a réuni dans vos mains le double flambeau de l'existence et de la mort. Une de ses extrémités brûle du feu de l'amour, et l'autre de ceux de la guerre. Avec les feux de l'amour vous touchez la matière, et vous faites naître le rocher et ses fontaines, l'arbre et ses fruits, l'oiseau et ses petits, que vous réunissez par de ravissans rapports. Avec les feux de la guerre vous enflammez la même matière, et il en sort le faucon, la tempête et le volcan, qui rendent l'oiseau, l'arbre et le rocher aux élémens. Tour à tour vous donnez la vie et vous la retirez, non pour le plaisir d'abattre, mais pour le plaisir de créer sans cesse. Si vous ne faisiez pas mourir, rien ne pourrait vivre; si

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(1) Voyez les Leçons Latines anciennes et modernes, t. I, Déscriptions; t. II, Allégories.

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vous ne détruisiez pas, rien ne pourrait renaître. Sans yous, tout serait dans un éternel repos : mais partout où vous portez vos doubles flambeaux, vous faites naître les doux contrastes des couleurs, des formes, des mouvemens. Les amours vous précèdent, et les générations vous suivent. Toujours vigilantes, vous vous levez avant l'astre des jours, et vous ne vous couchez point avec celui des nuits. Vous agissez sans cesse au sein de la terre, au fond des mers, au haut des airs. Planant dans les régions du ciel, vous entourez ce globe de vos danses éternelles, vous étendez vos cercles infinis d'horizons en horizons, de sphères en sphères, de constellations en constellations; et, ravies d'admiration et d'amour, vous attachez les chaînes innombrables des êtres au trône de celui qui

est.

O filles de la sagesse éternelle! Harmonies de la nature! tous les hommes sont vos enfans: vous les appelez par leurs besoins aux jouissances, par leur diversité à l'union, par leur faiblesse à l'empire. Ils sont les seuls de tous les êtres qui jouissent de vos travaux, et les seuls qui les imitent; ils ne sont savans que de votre science; ils ne sont sages que de votre sagesse ; ils ne sont religieux que de vos inspirations. Sans vous, il n'y a point de beauté dans les corps, d'intelligence dans les esprits, de bonheur sur la terre, et d'espoir dans le ciel.

La Jalousie.

LE MÊME. Ibid.

Nous fùmes conduits, par un chemin de fleurs, au pied d'un rocher affreux; nous vîmes un antre obscur; nous y entrâmes, croyant que c'était la demeure de quelque mortel. Oh! Dieux! qui aurait pensé que ce lieu eût été si funeste? A peine y eus-je mis le pied que tout mon corps frémit; mes cheveux se dressèrent sur ma tête; une

main invisible m'entraînait dans ce fatal séjour ; à mesure que mon cœur s'agitait, il cherchait à s'agiter encore. « Ami, m'écriai-je, entrons plus avant, dussions-nous voir augmenter nos peines, » J'avance dans ce lieu, où jamais le soleil n'entra, et que les vents n'agitèrent jamais : j'y vis la Jalousie ; son aspect était plus sombre que terrible; la Pâleur, la Tristesse, le Silence, l'entouraient, et les Ennuis volaient autour d'elle. Elle souffla sur nous, elle nous mit la main sur le cœur, elle nous frappa sur la tête, et nous ne vîmes, nous n'imaginâmes plus que des monstres.<< Entrez plus avant, nous dit-elle, malheureux mortels; allez trouver une Déesse plus puissante que moi. » Nous vîmes une affreuse divinité à la lueur des langues enflammées des serpens qui sifflaient sur sa tête, c'était la Fureur, Elle détacha un de ses serpens et le jeta sur moi; je voulus le prendre: déjà, sans que je l'eusse senti, il s'était glissé dans mon cœur. Je restai un moment comme stupide; mais dès que le poison se fut répandu dans mes veines, je crus être au milieu des enfers, mon âme fut embrasée, et dans sa violence tout mon corps la contenait à peine; j'étais si agité qu'il me semblait que je tournais sous le fouet des Furies (1).

MONTESQUIEU.

La Mort et son Cortége au pied du trône de Pluton,

Au pied du trône était la Mort pâle et dévorante, avec sa faux tranchante, qu'elle aiguisait sans cesse. Autour' d'elle volaient les noirs Soucis, les cruelles Défiances, les Vengeances toutes dégouttantes de sang et couvertes de plaies; les Haines injustes; l'Avarice, qui se ronge elle-même; le Désespoir, qui se déchire de ses propres mains; l'Ambition forcenée qui renverse tout; la Trahison

(1) Voyez en vers; et les Leçons Latines modernes, t. II.

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