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ses forces et lui donne une heureuse fécondité ; une doctrine judicieuse, moins attentive à nous tracer l'histoire des pensées d'autrui, qu'à nous apprendre à bien penser, qui nous met, pour ainsi dire, dans la pleine possession de notre raison, et qui semble nous la donner une seconde. fois, en nous apprenant à nous en servir; enfin, une science d'usage et de société, qui n'amasse que pour répandre, et qui n'acquiert que pour donner. Profonde sans obscurité, riche sans confusion, vaste sans incertitude, elle éclaire les intelligences, elle étend les bornes de notre esprit, elle fixe et assure nos jugemens.

D'AGUESSEAU. Nécessité de la Science.

que

Connaissance de soi-même.

LE précepte le plus commun de la philosophie, tant païenne que chrétienne, est celui de se connaître soimême; et il n'y a rien en quoi les hommes se soient plus accordés dans l'aveu de ce devoir : c'est une de ces vérités sensibles qui n'ont point besoin de preuves, et qui trouvent dans tous les hommes un cœur qui les sent et une lumière qui les approuve. Quelque agréable qu'on s'imagine l'illusion d'un homme qui se trompe dans l'idée qu'il a de lui-même, on le trouve toujours malheureux d'être trompé, et on est au contraire pénétré du sentiment qu'un poëte a exprimé dans ces vers :

Illi mors gravis incubat
Qui, notus nimis omnibus,
Ignotus moritur sibi (1).

Qu'un homme est méprisable à l'heure du trépas,
Lorsqu'ayant négligé le seul point nécessaire,
Il meurt connu de tous, et ne se connaît pas !

(1) Sen., Thyeste, act. II, 402.

Il faut faire d'autant plus d'état de ces principes, dans lesquels les hommes se trouvent unis par un consentement si unanime, que cela ne leur arrive pas souvent. Leur humeur vaine et maligne les a toujours portés à se contredire les uns les autres, quand ils en ont eu le moindre sujet. Chacun a voulu ou rabaisser les autres, ou s'en distinguer, en disant quelque chose de nouveau, et en ne suivant pas simplement le train commun. Ainsi il faut qu'une vérité soit bien claire, lorsqu'elle étouffe cette inclination, et qu'elle les contraint à se réunir dans quelque maxime. Et c'est ce qui est arrivé à l'égard de celle-ci; car il ne s'est point trouvé de philosophe assez bizarre pour prétendre que l'homme devait éviter de se connaître; que si quelqu'un passait même jusqu'à cet excès, il ne le pourrait faire qu'en supposant que l'homme est si malheureux, et que ses maux sont tellement sans remède, qu'il ne ferait qu'augmenter son malheur en se connaissant soi-même; et ainsi il faudrait toujours se connaître, pour conclure, même par ce bizarre raisonnement, qu'il est bon de ne se connaître pas.

Mais ce qui est bien étrange, c'est qu'étant si unis à avouer l'importance de ce devoir, ils ne le sont pas moins dans l'éloignement de le pratiquer. Car, bien loin de travailler sérieusement à acquérir cette connaissance, ils ne sont presque occupés toute leur vie que du soin de l'éviter. Rien ne leur est plus odieux que cette lumière qui les découvre à leurs propres yeux, et qui les oblige de se voir tels qu'ils sont. Ainsi, ils font toutes choses pour se la cacher, et ils établissent leur repos à vivre dans l'ignorance et dans l'oubli de leur état.

NICOLE. Essais de Morale.

1. - 24.

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FABLES ET ALLÉGORIES.

Là, pour nous enchanter, tout est mis en usage;

Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage.
BOILEAU, Art poét., chant III.

Objet et caractère de la Fable.

PRECEPTES du genre.

L'HOMME a un penchant naturel à entendre raconter. La fable pique sa curiosité et amuse son imagination. Elle est de la plus haute antiquité; on trouve des paraboles dans les plus anciens monumens de tous les peuples. Il semble que de tout temps la vérité ait eu peur des hommes, et que les hommes aient eu peur de la vérité. Quel que soit l'inventeur de l'apologue, soit que la raison, timide dans la bouche d'un esclave, ait emprunté ce langage détourné pour se faire entendre d'un maître, soit qu'un sage, voulant la réconcilier avec l'amour-propre, le plus superbe de tous les maîtres, ait imaginé de lui prêter cette forme agréable et riante, cette invention est du nombre de celles qui font le plus d'honneur à l'esprit humain. Par cet heureux artifice, la vérité, avant de se présenter aux hommes, compose avec leur orgueil et s'empare de leur imagination. Elle leur offre le plaisir d'une découverte, leur épargne l'affront d'un reproche et l'ennui d'une leçon. Occupé à démêler le sens de la fable, l'esprit n'a pas le temps de se révolter contre le précepte;

et, quand la raison se montre à la fin, elle nous trouve désarmés. Nous avons déjà prononcé contre nous-mêmes l'arrêt que nous ne voudrions pas entendre d'un autre; car nous voulons bien quelquefois nous corriger, mais nous ne voulons jamais qu'on nous condamne.

LA HARPE, Eloge de La Fontaine.

La Fable.

LA Fable est sans doute aussi vieille que le monde; elle conserve et conservera toujours son empire: nous l'aimons, nous sommes nés pour elle. C'est une immortelle dont la voix mensongère en tous temps nous charme et nous amuse; c'est une enchanteresse qui nous entoure de prestiges; qui, à des réalités, substitue ou du moins ajoute des chimères agréables et riantes; et qui cependant, soumise à l'Histoire et à la Philosophie, ne nous trompe jamais que pour mieux nous instruire. Fidèle à conserver les réalités qui lui sont confiées, elle couvre de son enveloppe séduisante et les leçons de l'une, et les vérités de l'autre.

Son sceptre enchanteur ne fait que des miracles et ne produit que des métamorphoses. Elle nous transporte d'un monde où nous sommes toujours mal, dans un autre monde qui, créé par l'imagination, a tout ce qu'il faut pour nous plaire, Elle embellit tout ce qu'elle touche ; si elle raconte, elle sème les merveilles, les prodiges, pour attacher la curiosité, pour graver dans la mémoire ; si elle trace des leçons, c'est d'une main si légère, que l'orgueil n'en est pas atteint. Elle se joue autour de la vérité, pour ne la laisser voir qu'à la dérobée; et, soit qu'elle ait voulu ou nous agrandir, ou nous consoler, elle prend ses exemples dans des espèces privilégiées, dans une race divine qu'elle élève exprès au-dessus de la faible humanité; tantôt nous conduisant à la vertu par

ses exemples illustres, tantôt caressant notre faiblesse, orgueilleuse de retrouver nos passions et nos fautes dans la perfection même (1).

BAILLY. Essai sur les Fables et leur Histoire.

Même sujet.

Si la Fable repose sur quelque type existant dans la nature, où peut-on trouver des titres plus propres à caractériser le tremblant Erèbe, le Chaos et les demeures sombres d'Orcus, que les tristes rochers de Souli? Tout ne semble-t-il pas rassemblé dans ce cadre pour frapper l'imagination? Où rencontrer une optique plus favorable aux prestiges? Quels lieux plus terribles peut-on inventer que ceux des rives du Systrani, qui fut peut-être le Cocyte des mythologues? Après avoir vu l'Achéron, descendant du Tymphé, s'engouffrer et disparaître dans les rochers de Souli, ne devait-on pas dire poétiquement, qu'il se perdait chez les morts? Cet empire des ombres, ces tristes demeures, pouvaient-elles être mieux indiquées qu'au milieu de tant de précipices sans cesse retentissans du bruit des torrens et du sifflement des vents? De quelle horreur religieuse devaient être remplis des peuples imbus des croyances religieuses de la mythologie, en voyant un pareil spectacle? De quelles terreurs leurs âmes n'étaient-elles pas frappées, lorsque les roulemens du tonnerre ébranlaient les échos de ces mornes lugubres? La physionomie des lieux ne devait pas être moins merveilleuse. Ils voyaient renaître l'Acheron grossi de tous les fleuves infernaux. On leur montrait peut-être la haute pyramide de Counghi, que les chrétiens avaient sanctifiée par la chapelle dédiée à sainte Vénérande, comme étant le rocher de Sisyphe. Les nuages, souvent amon

(1) Voyez les Leçons Latines modernes, t. I.

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