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et laborieux; et le bon esprit n'a point eu de plus dan gereux ni de plus mortel ennemi que ce que l'on honore dans le monde du nom de bel-esprit.

C'est à cette flatteuse idole que nous sacrifions tous les jours, par la profession publique d'une orgueilleuse ignorance. Nous croirions faire injure à la fécondité de notre génie, si nous nous rabaissions jusqu'à vouloir moissonner pour lui une terre étrangère. Nous négligeons même de cultiver notre propre bien; et la terre la plus fertile ne produit plus que des épines, par la négligence du laboureur qui se repose sur sa fécondité naturelle.

Que cette conduite est éloignée de celle de ces grands hommes, dont le nom fameux semble être devenu le nom de l'éloquence même !

Ils savaient que le meilleur esprit a besoin d'être formé par un travail persévérant et par une culture assidue; que les grands talens deviennent aisément de grands défauts, lorsqu'ils sont livrés et abandonnés à eux-mêmes, et que tout ce que le Ciel a fait naître de plus excellent dégénère bientôt, si l'éducation, comme une seconde mère, ne conserve l'ouvrage que la nature lui confie aussitôt qu'elle l'a produit.

D'AGUESSEAU. Décadence du Barreau.

La Conversation.

LE ton de la bonne conversation est coulant et naturel; il n'est ni pesant ni frivole; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans équivoque. Ce ne sont ni des dissertations, ni des épigrammes; on y raisonne sans argumenter, on y plaisante sans jeux de mots, on y associe avec art l'esprit et la raison, les maximes et les saillies, l'ingénieuse raillerie et la morale austère. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chose à dire ; on n'ap

profondit pas les questions de peur d'ennuyer; on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité, la précision mène à l'élégance; chacun dit son avis et l'appuie en peu de mots; nul n'attaque avec chaleur celui d'autrui; nul ne défend opiniatrément le sien. On dispute pour s'éclairer, on s'arrête avec la dispute, chacun s'instruit, chacun s'amuse, tous s'en vont contens et le sage même peut rapporter de ces instructions des sujets dignes d'être médités en silence.

J. J. ROUSSEAU.

L'Amour-propre.

L'AMOUR-PROPRE est l'amour de soi-même et de toutes choses pour soi; il rend les hommes idolâtres d'euxmêmes, et les rendrait les tyrans des autres, si la fortune leur en donnait les moyens. Il ne se repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Il n'est rien de si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que sa conduite. Ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinemens ceux de la chimie : on ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrans, il fait mille insensibles tours et retours; là il est souvent invisible à lui-même; il y conçoit, il y nourrit, il y élève, sans le savoir, un grand nombre d'affections et de haines. Il en forme de si monstrueuses que, lorsqu'il les a mises au jour, il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer.

De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu'il a de lui-même, ses erreurs, ses ignorances sur son sujet. De là vient qu'il croit que ses sentimens

sont morts lorsqu'ils ne sont qu'endormis; qu'il s'ima— gine n'avoir plus envie de courir dès qu'il se repose, et qu'il pense avoir perdu tous les goûts qu'il a rassasiés. Mais cette obscurité épaisse qui le cache à lui-même n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux. Il veut obtenir des choses qui ne lui sont pas avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu'il poursuit parce qu'il les veut; il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles, et trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions, il vit partout; il vit de tout, il vit de rien; il s'accommode des choses, de leur privation; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins, et, ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux; il conjure à sa perte, il travaille même à sa ruine; enfin, il ne se soucie que d'être, et, pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi.

Il ne faut donc pas s'étonner s'il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s'il entre hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu'il se ruine dans un endroit, il se rétablit dans un autre. Quand on pense qu'il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le changer; et, lors même qu'il est vaincu, et qu'on croit en être défait, on le trouve qui triomphe dans sa propre défaite. Voilà la peinture de l'amour-propre, dont toute la vie n'est qu'une grande et longue agitation. La mer en est une image sensible, et l'amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées et de ses éternels mouvemens.

LA ROCHEFOUCAULD.

Même sujet.

Le nom d'amour-propre ne suffit pas pour nous faire connaître sa nature, puisqu'on se peut aimer en bien des manières. Il faut y joindre d'autres qualités pour s'en former une véritable idée. Ces qualités sont, que l'homme corrompu non seulement s'aime soi-même, mais qu'il n'aime que soi, qu'il rapporte tout à soi. Il se désire toutes sortes de biens, d'honneurs, de plaisirs, et il n'en désire qu'à soi-même, ou par rapport à soi-même. Il se fait le centre de tout; il voudrait dominer sur tout, et que toutes les créatures ne fussent occupées qu'à le contenter, à le louer, à l'admirer. Cette disposition tyrannique étant empreinte dans le fond du cœur de tous les hommes, les rend violens, injustes, cruels, ambitieux, flatteurs, envieux, insolens, querelleurs en un mot, elle renferme les semences de tous les crimes et de tous les dérèglemens des hommes, depuis la plus légère jusqu'aux plus détestables. Voilà le monstre que nous renfermons dans notre sein. Il vit et règne absolument en nous, à moins que Dieu n'ait détruit son empire en versant un autre amour dans notre cœur. Il est le principe de toutes les actions qui n'en ont point d'autre la nature corrompue; et, bien loin qu'il nous fasse de l'horreur, nous n'aimons et ne haïssons toutes les choses qui sont hors de nous, que selon qu'elles sont conformes ou contraires à ses inclinations.

que

Mais si nous l'aimons dans nous-mêmes, il s'en faut bien que nous le traitions de même, quand nous l'apercevons dans les autres. Il nous paraît alors au contraire sous sa forme naturelle, et nous le haïssons même d'autant plus que nous nous aimons, parce que l'amourpropre des autres hommes s'oppose à tous les désirs du nôtre. Nous voudrions que tous les autres nous aimassent,

nous admirassent, pliassent sous nous; qu'ils ne fussent occupés que du soin de nous satisfaire; et non seulement ils n'en ont aucune envie, mais ils nous trouvent ridicules de le prétendre, et ils sont prêts à tout faire, non seulement pour nous empêcher de réussir dans nos désirs, mais pour nous assujettir aux leurs, et pour exiger les mêmes choses de nous. Voilà donc par-là tous les hommes aux mains les uns contre les autres; et si celui qui a dit qu'ils naissent dans un état de guerre, et que chaque homme est naturellement ennemi de tous les autres hommes, eût voulu seulement représenter par ces paroles la disposition du coeur des hommes les uns envers les autres, sans prétendre la faire passer pour légitime et pour juste, il aurait dit une chose aussi conforme à la vérité et à l'expérience, que celle qu'il soutient est contraire à la raison et à la justice.

NICOLE. Essais de Morale.

Même sujet.

NOTRE amour-propre nous fait tout rapporter à nousmêmes ; nous faisons servir tout ce qui nous environne à nous seuls, comme si tout était fait pour nous : nous ne comptons tout ce qui se passe dans le monde que par rapport à nous; en un mot, nous vivons comme si nous étions seuls dans l'univers, et que l'univers entier ne fût fait que pour nous seuls. Ainsi, nous qui ne sommes qu'un atome imperceptible au milieu de ce vaste univers, nous voudrions en faire mouvoir toute la machine au gré de nos seuls désirs; que tous les événemens s'accommodassent à nos vues; que le soleil ne se levât et ne se couchât que pour nous seuls. Nous voudrions être la fin de tous les desseins de Dieu, comme nous nous établissons nous-mêmes la fin unique de tous nos projets sur la terre. Ainsi nous ne jugeons que par rapport à

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