Page images
PDF
EPUB

Princesse douairière à Châteauroux. Mais la lecture de ce roman pouvait être aussi utile que celle de semblables fictions (1) est ordinairement nuisible. Tout y est arrangé pour développer sous une forme allégorique la vérité morale mise en tête du récit sous forme de maxime. L'allégorie est empruntée aux mœurs de ce siècle; la maxime n'est pas neuve, mais avec son air naïf elle dut éveiller des soupçons dans l'esprit de M. le Prince. Mme la Duchesse avait facilement démontré à Mme de Maintenon, à M. le Prince et à M. le Duc qu'elle était insensible aux avances de MM. de Marsan, de Barbezieux et de tous les autres; mais elle ne pouvait dissimuler qu'elle regardait avec quelque envie (2) le bonheur de son amie, Mme la princesse de Conti, qui avait épousé ce qu'elle aimait. Mme la Princesse, qui était persuadée que Me la Duchesse et le prince de Conti étaient faits l'un pour l'autre, comprendra peut-être encore mieux la pensée de la Bruyère. Mais elle se gardera bien de le dire. Le secret fut si bien caché, que (M. Servois l'a déclaré (3) avec une parfaite vérité) aucune des clefs, ni manuscrites, ni imprimées, n'a donné le nom de l'héroïne de ce roman.

[merged small][merged small][merged small][ocr errors]

CHAPITRE XXV.

1688-1689.

Succès des trois premières éditions des Caractères. différentes, non incompatibles.

Charles Perrault et Fontenelle. Sancho Pansa.

[ocr errors]

Talent, goût, esprit, bon sens, choses

Les Perrault. Querelle des anciens et des modernes.
De Visé et le Mercure galant. - Don Quichotte et

[ocr errors]

La Bruyère voulait rendre les grands meilleurs, mais il n'était point un cynique: il imite Socrate. Il avertit les jeunes gens, même les princes, pour corriger leurs mœurs. Mauvaise politique, selon Gourville. - Diplomatie des courtisans. Manière de Gourville pour railler les philosophes. Riposte de la Bruyère. Caractère politique du ministre ou du plénipotentiaire, ou la fin justifie les moyens. — Mépris de la Bruyère pour cette politique. Son but, comme celui de Socrate, est d'être bon; mais il élève son idéal jusqu'à Jésus-Christ. — C'est Bossuet qui le dirige. - Réflexions sur la prédication chrétienne et ses défauts. - Bossuet Démosthène ; Bourdaloue Cicéron. Fénelon prédicateur. Raisonnements des libertins. Qu'est-ce qu'un Père de l'Église? Bossuet n'avait pas besoin d'être cardinal. Érasme. La Bruyère arbore l'enseigne de moraliste comme Érasme.

La première édition des Caractères avait été lue avec une grande avidité; la deuxième eut le même succès, et la troisième aussi. Michallet avec sa presse à bras ne pouvait suffire à l'impression : il fit deux éditions de la deuxième édition avant de publier la troisième. Il concéda une part de son privilège à Thomas Amaulry, libraire à Lyon, pour imprimer cet ouvrage qui était demandé partout. Enfin à Bruxelles, en Pays-Bas, une autre édition, semblable aux autres, se vendait chez Jean Léonard, avec le privilège de Michallet. Toutes ces éditions n'étaient que la deuxième de Paris, et l'auteur n'avait rien répondu à toutes les critiques dont il était l'objet. Il se dédommagea de ce long silence dans sa quatrième édition.

<«< Talent, goût, esprit, bon sens, choses différentes (1), non incompatibles. >

<«<Entre le bon sens et le bon goût (2), il y a la différence de la cause à son effet. >>

Tel a du bon sens en certaines matières, qui n'en a point dans d'autres. Où manque la cause, l'effet doit manquer ces gens-là confondent le bon goût avec la mode, la vérité avec la nouveauté, la tradition avec la routine. Quand une fois ils sont tombés dans le paradoxe, ils n'en peuvent plus sortir. Leur esprit et leur talent ne servent plus qu'à les égarer.

Pierre Perrault, receveur des finances à Paris, se ruina où d'autres, avec un peu de bon sens, s'étaient enrichis. Pour se consoler, il traduisit le Seau enlevé de Tassoni (3), et déblatéra contre Euripide parce qu'il avait fait, 2,000 ans auparavant, une Alceste meilleure que celle de Quinault. Claude Perrault son frère, esprit original dans les études de physique (4), architecte de la colonnade du Louvre, déclara Quinault supérieur à Virgile, méprisa les grands écrivains de l'antiquité, et soutint que Boileau avait comparé Louis XIV à Midas, au roi Midas qui avait des oreilles d'âne. Charles Perrault de l'Académie française n'était pas moins bizarre que ses frères : il avait comme eux de l'esprit et du talent (5); mais, ancien commis principal aux bâtiments sous Colbert, il ne savait rien de plus beau que la poésie d'opéra et la peinture de décors. Il avait mis en vers le conte de Peau d'âne et la fameuse femme au nez de boudin (6). Il composa un poème sur la pénitence. Bossuet eut le malheur de l'en féliciter : aussitôt Charles Perrault composa une épopée en six chants sur l'histoire de saint Paulin, évêque de Nole, d'après les récits du pape saint Grégoire le Grand. Bossuet dut louer son orthodoxie et même ses vers (7), qui étaient pourtant d'une platitude remarquable. Alors Charles Perrault se crut autorisé par son talent poétique à faire applaudir de l'Académie les paradoxes chers à sa famille. Le 27 jan

(1) Chap. XII, no 56.

(2) Chap. XII, no 56.

(3) Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 29 décembre 1861.

(4) Condorcet.

(5) Mémoires de Charles Perrault, 1759, in-12, chez Patte, à Paris.

(6) Cf. saint Paulin, évêque de Nole, avec une épître chrtéienne sur la pénitence et une ode aux nouvelles converties, p. Ch. Perrault, à Paris, chez J. B. Coignard, in-8°, 1686. (7) Lettre de Bossuet, 25 décembre 1685.

vier 1687, au milieu de l'enthousiasme populaire excité par la guérison du roi, l'Académie s'étant assemblée pour célébrer cet événement mémorable, Charles Perrault, qui avait sous le ministère de Colbert (1) rendu à la compagnie des immortels des services fort appréciés, se leva et lut son poème, intitulé le Siècle de Louis le Grand, où il établit comme un dogme littéraire la supériorité des modernes sur les anciens. Boileau indigné quitta la salle des séances; l'Académie applaudit, et Racine, en sortant de la séance, complimenta Charles Perrault du jeu d'esprit qu'il avait si agréablement soutenu d'un bout à l'autre de son poème (2): « J'ai parlé fort sérieusement, répondit Perrault, et je le prouverai. >>

M. de Callières a fait l'histoire de la querelle des anciens et des modernes (3) dans un poème héroï-comique assez plaisant. Mais les combattants ne plaisantaient pas. De Longepierre, dans son discours sur les anciens, les défend avec une gravité et une pompe solennelle qui touche au ridicule. Dacier, dans la préface du sixième volume de la traduction d'Horace, traite de barbares ou de vandales les détracteurs des anciens. Boileau compara les académiciens à des singes qui se mirent dans une fontaine et se trouvent charmants; il les appela aussi des Hurons et des Topinamboux. Même dans la maison de Condé on s'échauffait sur ce sujet, et il fallait avoir bonne poitrine (4) pour se faire entendre. Boileau rapporte que le prince de Conti prit parti pour Homère contre Perrault. Cette querelle importunait fort la Bruyère. 1o Il ne pouvait supporter les exagérations et les injures qu'il entendait. « Si, dit-il (5), vous en croyez des personnes aigries l'une contre l'autre et que la passion domine, l'homme docte est un savantasse, le magistrat un bourgeois ou un praticien, le financier un maltôtier, le gentilhomme un gentillâtre ; mais il est étrange que de si mauvais noms, que la colère et la haine ont su inventer, deviennent familiers, et que le dédain, tout froid et tout paisible qu'il est, ose s'en servir. >> 2o Cela rappelait à la Bruyère les querelles des jansénistes et des jésuites dont il avait été témoin dans sa jeunesse « L'on a cette

(1) Histoire de la querelle des anciens et des modernes, par Hippolyte Rigault, 1856. Paris.

(2) Mémoires de Ch. Perrault, livre IV, p. 202.

(3) Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les anciens et les modernes, 1688.

(4) Lassay, t. II, p. 479-483.

incommodité à essuyer dans la lecture des livres faits par des gens de parti et de cabale, que l'on n'y voit pas toujours la vérité (1). Les faits

y sont déguisés, les raisons réciproques n'y sont point rapportées dans toute leur force, ni avec une entière exactitude; et ce qui use la plus longue patience, il faut lire un grand nombre de termes durs et injurieux que se disent des hommes graves, qui d'un point de doctrine ou d'un fait contesté se font une querelle personnelle. Ces ouvrages ont cela de particulier qu'ils ne méritent ni le cours prodigieux qu'ils ont pendant un certain temps, ni le profond oubli où ils tombent lorsque, le feu et la division venant à s'éteindre, ils deviennent des almanachs de l'autre année. »

Malgré le peu d'intérêt que prenait le moraliste à la querelle des anciens et des modernes, il y trouva pourtant l'occasion de faire quelques observations morales assez curieuses. Ainsi sous prétexte de fouler aux pieds les vieilles idoles, les novateurs trop souvent s'adorent eux-mêmes. « Un auteur moderne (2) prouve ordinairement que les auteurs anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple : il tire la raison de son goût particulier, et l'exemple de son ouvrage. >>

Fontenelle avait, comme les Perrault, de l'esprit et du talent; il avait même sur certains sujets beaucoup de bon sens. Mais il était neveu de Corneille, et il se croyait né pour la poésie. Ses églogues ravissaient Bussy-Rabutin, et plaisaient aux femmes et aux hommes du monde au moins autant que les Caractères de la Bruyère. Il s'était amusé dans ses Dialogues des morts à échanger (3) quelques menus propos sur les anciens et les modernes. Il écoutait en souriant les violentes discussions que cette fameuse querelle avait soulevées, et il les réduisait à deux questions bien simples et bien faciles à résoudre, l'une d'histoire naturelle : les cerveaux humains sont-ils les mêmes aujourd'hui qu'autrefois? l'autre d'arithmétique : contiennent-ils maintenant plus d'idées que dans l'antiquité? On répondait affirmativement. D'où il concluait que dans la postérité, à cause du progrès naturel des idées, les meilleurs ouvrages des anciens ne tiendraient guère devant les meilleurs ouvrages des modernes. Et après avoir étalé avec une sorte de coquetterie, sous les yeux des femmes et des

(1) Chap. 1, n° 58.

(2) Chap. I, n°15.

(3) Dialogue entre Charles-Quint et Érasme.

« PreviousContinue »