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à la volonté de la toute-puissante Mme de Maintenon. La demoiselle avait vingt-sept ans, et, se voyant légitimée comme Mme la princesse de Conti douairière, comme Mme la Duchesse, comme Mme la duchesse de Chartres et comme Mme la duchesse du Maine, elle aimait mieux épouser un gentilhomme qui accompagnait le Dauphin à Choisy et à Mendon, que d'être toujours enfermée dans le couvent du ChercheMidi.

« Hé bien ! puisque tout le monde les soutient, qu'ils s'épousent, s'ils s'aiment; mais je ne veux rien leur donner (1). » Voilà ce que pensait M. le Prince; il ne le disait pas, parce qu'il avait d'autres vues. Lassay courait deçà et delà, frappait à toutes les portes, essayait tous les moyens, s'agitait vainement pour deviner la pensée de M. le Prince. Il tremblait que M. de Briord ou de Xaintrailles (2) ne révélassent à M. le Prince les tristes aventures de sa jeunesse ; il mandissait le protestant M. de Vernillon (3), qui lui faisait encore plus de tort que les autres dans l'esprit de M. le Prince. La malveillance de la duchesse du Maine le mettait au désespoir; elle avait déclaré à son mari qu'elle ne consentirait jamais à voir ni à rencontrer un pareil beau-frère : il proposait de s'éloigner avec sa femme et de se cacher si bien qu'on ne le verrait plus, ni à Versailles, ni à Chantilly. Il allait auprès de l'évêque d'Autun pour tâcher d'avoir des nouvelles, et lui faire connaître qu'il ne pouvait plus vivre sans Mlle de Chateaubriand. Il écrivait à sa demoiselle des lettres étincelantes d'amour ; et en sortant d'une soirée chez Mme de Caylus, qui noyait, dit-il, ses chagrins dans le vin et l'eau-de-vie brûlée, il répétait : « Quand j'ai vu d'autres femmes, il me semble que je vous aime plus vivement. >> Pour sortir de ses incertitudes, il alla supplier Mme de Maintenon de demander à M. le Prince son consentement. Mme de Maintenon eut une entrevue avec M. le Prince (4) parfaitement instruit des fredaines de son futur gendre, il le déclara trop pauvre pour être un parti sortable, et dit qu'on n'avait jamais vu demoiselle de la maison de Bourbon épouser un gentilhomme de si petite naissance. Là-dessus M. de Lassay écrit à Mme la Princesse qu'il n'a plus qu'à mourir; à Mule de Chateaubriand, qu'il est déjà malade et va bientôt en finir;

(1) Recueil, t. II, p. 33, 34.

(2) Ibid., p. 48.

(3) Ibid., p. 56.

(4) Ibid., t. II, p. 52, p. 62-68.

à M. le Prince, qu'on l'a calomnié et que Mme de la Fayette, si elle vivait encore, l'avouerait elle-même; que, quoi qu'en dise la bécasse de Mailly, il a plus de bien qu'il n'en a accusé à M. de Gourville; enfin qu'il a montré à M. le Duc, dans l'Histoire généalogique du P. Anselme, que ses pères avaient été honorés par des alliances de la maison de Bourbon. Mme de Maintenon comprit. En effet, le 18 février 1696, Dangeau enregistre le dénouement de cette intrigue: « M. le marquis de Lassay épouse Me de Chateaubriand, fille naturelle de M. le Prince; elle aura en mariage la lieutenance du roi en Bresse, qui vaut 10,000 livres de rente; il y a quelque temps que le roi donna cette lieutenance à M. le Prince pour marier sa fille. M. le Prince donne outre cela 100,000 francs dont il payera la rente. Le roi a témoigné à M. le Prince qu'il approuvait fort ce mariage, que Mme la Princesse souhaitait depuis longtemps. » Alors la demoiselle n'eut plus que de l'indifférence pour Lassay: elle ne voulait plus se marier. Mais M. le Prince lui donna 20,000 francs pour ses habits; Mme la Princesse et toutes les princesses ses filles lui firent des présents de pierreries (1). Enfin ce mariage tant désiré, tant promis, tant remis, fut conclu le 5 mars 1696, à la satisfaction générale. Nicandre ne dira plus qu'il veut se remarier (2). Élise, ou M1 de Colbert de Croissy, déjà fort montée en graine, dit Saint-Simon, se décida pour lors à épouser le marquis de Bouzols.

La Bruyère avait d'autres pensées : nous avons vu qu'en dépit de la bienséance et de la coutume, il se préparait à la mort (3). Il était d'un tempérament apoplectique; il est probable qu'il fut prévenu de sa fin prochaine par divers accidents dans sa santé. D'ailleurs la mort presque subite de Louis de la Bruyère, M. de Romeau, (4) fut un avertissement suffisant. L'auteur des Caractères rendit à son frère les honneurs funèbres, et même accepta la tutelle de ses enfants : il savait que ce n'était pas pour longtemps. La loi morale avait établi dans son esprit une certitude infaillible qui tenait son cœur en repos ; mais il ne s'endormit pas dans la mollesse et l'oisiveté du quiétisme. Il y avait déjà longtemps (5) qu'il s'était prononcé assez vivement

(1) Lettre de Mme de Maintenon à Mme de Brinon, 17 mars 1676.

(2) Chap. v, no 82.

(3) Chap. XVI, no 17.

(4) 12 mai 1695.

contre la morale relâchée de Molinos; ce n'était pas pour embrasser le mysticisme de Mme Guyon, surtout après que les mandements de l'archevêque de Paris et des évêques de Meaux, de Châlons et de Chartres eurent condamné les maximes de la nouvelle piété. Me Guyon venait d'être emprisonnée pour la seconde fois (1); la discussion commençait à s'aigrir entre Bossuet et Fénelon. La Bruyère comprenait la gravité de cette question, mais il riait des agitations stériles que cela produisait dans le monde dévot, à la cour et à la ville. Il n'y vit qu'un sujet de plaisanterie, et il s'amusa à imaginer de singuliers dialogues entre une pénitente exigeante et un directeur trop facile. Il y trouva matière à diverses scènes comiques, capables d'égayer les compagnies qu'il fréquentait; mais je ne crois pas qu'il ait entrepris un ouvrage de longue haleine aussi considérable que celui qu'on lui a plus tard attribué. Il lui suffisait bien alors de repasser sa vie et de mettre ses affaires spirituelles et temporelles en bon ordre : il ne voulait pas commencer à s'en occuper quand il faudra mourir (2).

Il revit pour la dernière fois avec grand soin les huit premières éditions de son livre des Caractères. Il n'y ajouta pas une seule remarque; il y fit très peu de changements. La neuvième édition, dit M. Servois (3), compte un peu plus de fautes d'impression ou de fantes évidentes que les éditions antérieures, quelques variantes que la Bruyère introduisit de sa propre main, et une ou deux suppressions de mots qui peuvent être imputées à la distraction des imprimeurs. La mort arrêta l'auteur au milieu de ces corrections, et l'éditeur fut obligé d'achever tout seul la neuvième édition. On ne peut rien conclure de ces corrections, si ce n'est que l'auteur persévérait dans ses premières idées. Ainsi il n'avait pas la même religion que ces grands de la nation française qui s'assemblaient tous les jours, à une certaine heure, dans la chapelle de Versailles ou de Fontainebleau (4); qui faisaient un cercle autour de l'autel où le prêtre célébrait des mystères saints, sacrés et redoutables, et qui paraissaient debout le dos tourné directement au prêtre, et les faces élevées vers leur roi que l'on voyait à genoux sur une tribune. Ils adoraient le roi, le roi adorait Dieu. La Bruyère fit une variante qui confirme sa répulsion

(1) Décembre 1695.

(2) Chap. XI, n® 47,

(3) Notice bibliographique, p. 148.

(4) Chap. VIII, no 74. Variante de la 9e éd., au prêtre au lieu de aux prêtres.

pour ce genre d'idolâtrie. Il n'était pas non plus de l'opinion des esprits forts car il revit dans sa neuvième édition, corrigea et adopta avec un changement insignifiant sa profession de foi chrétienne (1). Les doutes sont levés, les erreurs sont corrigées : une autorité souveraine, plus ferme et plus inébranlable que celle de la raison humaine, règle sa volonté ; il sait combien la justice de Dieu est droite, et réjouit l'âme.

Le lundi 7 mai 1696, il était à Paris dans une compagnie de gens qui me l'ont conté, dit d'Olivet (2); tout à coup il s'aperçut qu'il devenait sourd, mais absolument sourd. Point de douleur cependant; il s'en retourna à Versailles. « Je soupai avec lui le mardi 8, rapporte Antoine Bossuet (3); il était gai et ne s'était jamais mieux porté. Il me fit boire à votre santé, et me lut des dialogues qu'il avait faits sur le quiétisme, non pas à l'imitation des Lettres provinciales (car il était toujours original), mais des dialogues de sa façon ; il disait que vous seriez bien étonné quand vous le verriez à Rome. Le mercredi et le jeudi même, jusqu'à neuf heures du soir, se passèrent en visites et en promenades, sans aucun pressentiment; il soupa avec appétit, et tout d'un coup, il perdit la parole, et sa bouche se tourna. M. Félix, M. Fagon, et toute la médecine de la cour vint à son secours. Il montrait sa tête comme le siège de son mal. Il eut quelque connaissance. Il fut assisté jusqu'à la fin d'un aumônier de M. le Prince. Il expira le 11 mai à deux heures du matin, et fut inhumé dans l'église SaintJulien par P. H. Canaple, missionnaire, faisant les fonctions curiales, en présence de Robert-Pierre de la Bruyère, son frère, de Messire Charles Laboreys de Bospèche, aumônier de Son Altesse Mme la Duchesse, et de M. Huguet, concierge de l'hôtel de Condé, qui signèrent le procès-verbal, 12 mai 1696. »

L'église Saint-Julien servit, en 1791, de lieu de réunion à la société des amis de la Constitution, et fut démolie en 1797. Nous ne savons ce qu'on a fait des restes de la Bruyère.

(1) Chap. XVI, no 34. Variante de la 9o éd., innocence des mœurs au lieu de innocence de

vertus.

(2) Histoire de l'Académie, t. II, p. 321, 322.

(3) Lettre d'Antoine Bossuet à son fils l'abbé Bossuet, qui était allé à Rome avec son ancien précepteur, l'abbé Phélypeaux (Paris, le 21 mai 1696), publiée par M. Montmerqué en 1836, dans la Revue rétrospective, t. XIII, p. 139.

CHAPITRE XL.

ÉPILOGUE.

La Bruyère ne fit point de testament. Inventaire après décès de ses biens, meubles et au

tres choses.

au Petit-Luxembourg à Paris.

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Son appartement dans l'hôtel de Condé à Versailles; son appartement Description du mobilier. On ne trouve aucun maBossuet regrette de plus en plus la Bruyère du reste, toute la cour l'a regretté, surtout M. le Prince. - Les Théobaldes font courir de mauvais bruits sur sa mort. Fleury leur répond dans son discours à l'Académie.

nuscrit.

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Bonaventure d'Argonne l'inSaint-Simon fait en deux mots

jurie Coste le dé fend avec l'approbation de Bayle. : un portrait de la Bruyère: on exagère son désintéressement. Dot de la fille de Michallet. Des diverses éditions des Caractères pendant la vie de l'auteur. - Après sa mort parurent une foule de contrefaçons, de fausses clefs, d'ouvrages apocryphes, d'imitations et d'altérations du texte de la Bruyère, comme la Suite des caractères et les Dialogues sur le quiétisme. L'auteur était mort à propos pour ne pas voir la folie de M. le Prince, l'étrange maladie de M. le Duc, les tristesses de Mme la Princesse, les désordres de Mme la Duchesse, les prouesses de Lassay père et fils, les malheurs de la France, la fin du règne de Louis XIV et le triomphe des esprits forts sous la Régence. - La Bruyère fut heureux de vivre dans la maison de Condé quand il publia les diverses éditions de son livre, et la maison de Condé ne fut pas médiocrement honorée par cette publication.

La Bruyère n'avait jamais aimé les testaments. L'abus qu'avait fait l'oncle Jean de ce genre de contrat l'en avait dégoûté pour toujours. Persuadé que les testaments, si bien qu'ils fussent rédigés, étaient l'origine de la plupart des procès (1), il ne voulut pas réduire ses héritiers à plaider sur sa tombe: il ne fit pas de testament. Ses héritiers recueillirent son héritage sans difficulté, et se le partagèrent sans querelle; mais le philosophe ne leur laissa pas une grande fortune.

(1) Chap. XIV, no 58.

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