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pouvaient leur manquer. Ils jouissaient enfin de leur prospérité comme d'un droit, et trouvaient leur conduite parfaitement simple et naturelle; ils ne s'apercevaient pas des conséquences de leur maxime favorite : (1) « Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir: maxime inestimable et d'une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l'esprit, qu'elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos ; pernicieuse pour les grands : » elle les dépouille de tous leurs privilèges.

(1) Chap. II, no 11.

CHAPITRE XXXIV.

1691-1692.

Qu'est-ce que la richesse?

Sa puissance. Comment s'élèvent dans la société les bourgeois qui s'enrichissent. Peu à peu ils se sentent capables de tout, même de gouverner. Presque tous les ministres de Louis XIV sortis du peuple. — Traité de la Bruyere sur l'art de gouverner. Comment Mme de Maintenon gouvernait; comment Monsieur était gouverné. Impertinence de Drancès. Habileté de Troïle à gouverner les grands. Dans Troïle il y avait du Chaulieu chez MM. de Vendôme, du la Chapelle chez le prince de Conti, et surtout du Gourville dans la maison de Condé. · Pendant que les grands négligent de rien connaître aux affaires publiques et à leurs propres affaires, des citoyens s'instruisent du dedans et du dehors du royaume, deviennent politiques et puissants, et partagent le pouvoir avec le prince sous le nom de secrétaires d'État. Puissance de Pontchartrain. Il préside à l'avènement de la bourgeoisie qui prime

la noblesse dans les fonctions d'État.

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- Caractère de l'homme et du ministre; caractère de sa femme, qui partage l'autorité avec Mme de Maintenon. Caractère de Celse, on l'homme d'un rang médiocre. Caractère de Ménippe, ou l'oiseau paré de divers plumages. Caractère des Pamphiles, ou courtisans de M. de Pontchartrain. Où avait abouti la fameuse maxime des grands se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres? A l'abaissement des grands, à l'élévation de la classe moyenne ou du tiers état.

« Qui n'a, ne peut, » dit Jacques Bonhomme. La Fontaine ajoutait, avec l'air diabolique de Belphegor :

Je l'ai jà dit et je le redis encore,

Je ne connais d'autre premier mobile,
Dans l'univers, que l'argent et que l'or.

Ce n'était pas l'avis de la Bruyère; et aux décisions tranchantes du préjugé il opposait les maximes, beaucoup plus modestes et plus sûres, de l'expérience et du bon sens (1) :

« Celui-là est riche, qui reçoit plus qu'il ne consume; celui-là est pauvre, dont la dépense excède la recette. »

« Tel, avec deux millions de rente (1), peut être pauvre chaque année de cinq cent mille livres. »

« Il n'y a rien qui se soutienne plus longtemps qu'une médiocre fortune; il n'y a rien dont on voie mieux la fin que d'une grande fortune. >>

« L'occasion prochaine de la pauvreté, c'est de grandes riches

ses. >

«S'il est vrai que l'on soit riche de tout ce dont on n'a pas besoin, un homme fort riche, c'est un homme qui est sage. »

<<< S'il est vrai que l'on soit pauvre par toutes les choses que l'on désire, l'ambitieux et l'avare languissent dans une extrême pauvreté. » Logé dans des palais, à la ville dans le Luxembourg, à la cour dans l'hôtel de Condé, à la campagne dans le château de Chantilly, la Bruyère pouvait disserter avec une sérénité philosophique sur la richesse et la pauvreté. Avec son revenu, il goûtait en paix les avantages du présent sans avoir souci de l'avenir. Et quoiqu'il combattit avec persévérance les préjugés des grands, il en adoptait quelquesuns, ne fût-ce que leur dédain pour l'ignorance et pour la vanité d'un grand nombre de bourgeois. « On s'élève à la ville dans une ignorance grossière des choses rurales et champêtres (2); on distingue à peine la plante qui porte le chanvre d'avec celle qui produit le lin, et le blé-froment d'avec les seigles, et l'un ou l'autre d'avec le méteil on se contente de se nourrir et de s'habiller. Ne parlez à un grand nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains, si vous voulez être entendu ces termes, pour eux, ne sont pas français. Parlez aux uns d'aunage, de tarif, ou de sol pour livre, et aux autres de voie d'appel, de requête civile, d'appointement, d'évocation. Ils connaissent le monde, et encore par ce qu'il a de moins beau et de moins spécieux; ils ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses. Leur ignorance souvent est volontaire, et fondée sur l'estime qu'ils ont pour leur profession et pour leurs talents. Il n'y a si vil praticien qui, au fond de son étude sombre et enfumée, et l'esprit occupé d'une plus noire chicane, ne se préfère au laboureur, qui jouit du ciel, qui

(1) Mme de Sévigné, t. IV, p. 583-585.

(2) Chap. VII, no 21.

cultive la terre, qui sème à propos, et qui fait de riches moissons; et, s'il entend quelquefois parler des premiers hommes ou des patriarches, de leur vie champêtre et de leur économie, il s'étonne qu'on ait pu vivre en de tels temps, où il n'y avait encore ni offices, ni commissions, ni présidents, ni procureurs ; il ne comprend pas qu'on ait jamais pu se passer du greffe, du parquet, et de la buvette. »

Au milieu des splendeurs de Versailles, dans l'allée des Philosophes, en se promenant avec Bossuet, Fénelon, Fleury, ou d'autres admirateurs de la simplicité du monde naissant, il était doux et facile de parler des premiers hommes, de leur vie champêtre et de leur économie, de vanter le bonheur du laboureur qui jouit du ciel, qui cultive la terre, qui sème à propos et qui fait de riches moissons. Mais, le ciel n'étant pas toujours clément, la terre était souvent ingrate, chaque saison ne permettait pas de semer à propos, et, au lieu de riches moissons, le laboureur ne faisait qu'une maigre récolte : alors il maudissait son métier, et la vie champêtre des patriarches manquait d'agrément pour lui. Il portait envie au bourgeois, qui ne connaissait ni le chanvre, ni le lin, ni le blé, ni le seigle, ni le méteil, mais se contentait de se nourrir et de s'habiller; au marchand, qui n'avait d'autre peine que de vendre ses marchandises le plus cher possible; au praticien, qui se tenait au chaud dans son étude sombre et enfumée, et vivait de sa chicane. Quant aux milliers d'officiers de toute sorte et aux commissaires de toute espèce, qui remplissaient les villes, il s'en serait passé mieux que personne; mais il fallait obéir à la volonté du roi. Et ils croissaient en nombre et en puissance tous les jours, tant et si bien que dans beaucoup de cas on voyait, à la surprise générale, la bourgeoisie effacer la noblesse. Comment s'opérait ce prodige?

« Vous avez une pièce d'argent, ou même une pièce d'or (1); ce n'est pas assez, c'est le nombre qui opère : faites-en, si vous pouvez, un amas considérable et qui s'élève en pyramide, et je me charge du reste. Vous n'avez ni naissance, ni esprit, ni talents, ni expérience, qu'importe? Ne diminuez rien de votre monceau, et je vous placerai si haut que vous vous couvrirez devant votre maître, si vous en avez; il sera même fort éminent, si, avec votre métal qui de jour à autre se multiplie, je ne fais pas en sorte qu'il se découvre devant vous.

La question est bien posée; si le problème est délicat, la solution est bien claire; c'est une recette sûre, infaillible: mais quand on veut s'en servir, il ne faut pas se tromper, ou tout est perdu. « Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : « C'est un bourgeois, un homme de rien, un malotru. » S'il réussit, ils lui demandent sa fille (1). »

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Non seulement on estimait le mérite d'un homme d'après sa fortune, mais encore on mesurait la fortune que chacun devait avoir sur l'estime qu'on faisait de son mérite. Dans la société et la conversation, des gens, qui se croyaient l'esprit juste et le jugement droit, avaient un tarif de ce genre. « Pour vous, dit Euthyphron (2), vous êtes riche, ou vous devez l'être (3) dix mille livres de rente, et en fonds de terre, cela est beau, cela est doux, et l'on est heureux à moins ; » pendant que lui qui parle ainsi a cinquante mille livres de revenu, et qu'il croit n'avoir que la moitié de ce qu'il mérite. Il vous taxe, il vous apprécie, il fixe votre dépense; et, s'il vous jugeait digne d'une meilleure fortune, et de celle où il aspire, il ne manquerait pas de vous la souhaiter. Il n'est pas le seul qui fasse de si mauvaises estimations ou des comparaisons si désobligeantes le monde est plein d'Euthyphrons. » Le goût du bien-être et du luxe commençait à égaler les conditions.

Les bourgeois enrichis voulaient goûter les plaisirs des nobles et des grands, et croyaient avoir grandi dans l'opinion publique quand ils avaient étalé un bel équipage. « L'on s'attend au passage réciproquement dans une promenade publique ; l'on y passe en revue l'un devant l'autre carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n'échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé; et, selon le plus ou le moins de l'équipage, ou l'on respecte les personnes ou on les dédaigne (4). »

Ce spectacle était amusant pour les grands seigneurs, qui n'avaient rien à craindre de ces sottes prétentions, et pour leurs domestiques, qui pouvaient, comme la Bruyère, étudier les faibles et les ridicules de la nature humaine. Rarement ceux qui ont toujours vécu d'épargne savent dépenser. Ils veulent ménager les plus petites choses sans

(1) Chap. VI, n° 7.

(2) Euthyphron, en grec, qui pense droit.

(3) Chap. v, no 24.

(4) Chap. VII, no 1, 2 3.

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