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A de nouveaux exploits par la gloire guidé,
Ce prince encore vainqueur grossira notre histoire;
Qu'il combatte, il suffit: au seul nom de Condé,
L'on verra voler la victoire.

Basse flatterie! « Mon fils, vous n'avez plus de père! » lui avait dit le grand Condé mourant. La terrible signification de ces deux mots si simples sera expliquée ainsi par la Bruyère (1) : « Il apparaît de temps en temps sur la surface de la terre, des hommes rares, exquis, qui brillent par leur vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes et dont on sait encore moins ce qu'elles deviennent après avoir disparu, ils n'ont ni aïeuls ni descendants. >>

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Henri-Jules de Bourbon, qu'on appelait maintenant M. le Prince, vit, à la mort de son père, un vide immense s'ouvrir sous ses pieds. Il contempla cet abîme avec effroi, et il éprouva une sorte de vertige. Les flatteurs avaient beau répéter (2) que son père lui avait transmis fidèlement les éminentes qualités dont il avait hérité de ses aïeux, et les avait développées par ses leçons domestiques pour qu'elles arrivassent plus brillantes encore à ses héritiers, il aimait à entendre ces menson-ges, mais il n'y croyait pas. Dans la vie ordinaire, devant le roi, il ne laissait rien paraître; devant les courtisans, il gardait (3) l'air impassible d'un prince dont on admirait depuis longtemps l'esprit et le bon goût. Dans la maison de Condé, ce n'était plus le même homme (4). Souvent il demeurait enfermé sous je ne sais combien de verrous, et personne ne pouvait le voir: sa femme et ses enfants n'osaient pas même entrer dans sa chambre sans qu'il les mandât. Avec raison, la Bruyère trouvait ce sérieux affecté (5) : « Un homme qui n'a de l'esprit que dans une certaine médiocrité est sérieux et tout d'une pièce; il ne rit point, il ne badine jamais, il ne tire aucun fruit de la bagatelle; aussi incapable de s'élever aux grandes choses que de s'accommoder, même par relâchement, des petites, il sait à peine jouer avec ses enfants. » Souvent aussi M. le Prince changeait d'humeur.

(1) Chap. II, no 22, 5e édition.

(2) Pompe funèbre de feu M. le prince de Condé à Notre-Dame, Devises du mausolée, par le P. Menestrier, p. 21, 26, 27, chez Michallet, 1687.

(3) Mercure galant, décembre 1687.

(4) Recueil de Lassay, t. I, p. 353.

Alors quittant tout d'un coup le rôle du sage des stoïciens (1), il s'agitait, il courait, il allait partout, à Paris, à Versailles, à Éconen, à Chantilly; il examinait tout, il critiquait tout, et, jamais content,. il se mettait en colère pour des bagatelles sans aucun motif. Oui, « cet homme qui se trouvait (2) naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux, à qui rien ne saurait arracher une plainte, cet homme qui serait demeuré ferme et inébranlable sur les ruines de l'univers, se désespérait, étincelait des yeux et perdait la respiration pour un chien perdu ou une porcelaine mise en pièces. » Il pouvait être insensible aux injures, à l'ingratitude, et regarder froidement la douleur et la mort comme choses indifférentes, mais il s'était fait de l'héroïsme ou de la grandeur une idée fausse qué la Bruyère corrige ainsi (3): « La fausse grandeur est farouche et inaccessible comme elle se sent faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu'autant qu'il faut pour imposer et ne paraître point ce qu'elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire ; elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être vue de près; plus on la connaît, plus on l'admire. Elle se courbe par bonté vers ses inférieurs et revient sans effort dans son naturel; elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité : on l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits. >>

Mme la Princesse, malgré sa modestie et sa soumission de novice à son mari, avait une véritable grandeur dans le caractère : elle soutint sans peine l'épreuve où la raison de M. le Prince faillit succomber. Elle n'avait jamais mis sa confiance en elle-même; elle savait que le bras de Dieu qui la soutenait n'était pas raccourci. Tranquille et douce, elle s'occupa comme par le passé, non de ses plaisirs, mais de ses devoirs, et continua au milieu des tracasseries de M. le Prince, sans aigreur, sans impatience, à tout croire et tout souffrir; mais elle tint. son rang à la cour, et termina l'éducation de ses filles.

(1) Recueil de Lassay, t. I, p. 341, 342.

(2) Chap. XI, n° 3.

(3) Chap. II, no 42.

M. le Duc et Mme la Duchesse étaient émancipés depuis longtemps, mais plutôt de nom que de fait. Condé laissait flotter les rênes qu'il tenait de sa main mourante. Après sa mort, M. le Duc et Mme la Duchesse devinrent entièrement libres. Néanmoins, pendant les premiers temps de ce grand deuil, ils ne s'aperçurent pas de leur liberté. La bienséance les empêchait de trop se dissiper, et ils employèrent souvent le temps dont ils pouvaient disposer à faire avec M. de la Bruyère des lectures qu'il s'efforça de rendre intéressantes. Il y était bien obligé quel honneur pour ce pauvre gentilhomme d'instruire les Altesses auxquelles il était attaché!

Son ami Fleury lui donnait alors de bons conseils, que l'on retrouve dans les Devoirs des maîtres et des domestiques (1). La Bruyère semble répondre ainsi aux conseils de son ami Fleury (2) : « Vous dites qu'il faut être modeste; les gens bien nés ne demandent pas mieux : faites seulement que les hommes n'empiètent pas sur ceux qui cèdent par modestie, et ne brisent pas ceux qui plient. De même l'on dit : « Il faut avoir des habits modestes. » Les personnes de mérite ne désirent rien davantage; mais le monde veut de la parure, on lui en donne; il est avide de la superfluité, on lui en montre. Quelques-uns n'estiment les autres que par de beau linge et par une riche étoffe ; l'on ne refuse pas toujours d'être estimé à ce prix (3). Il y a des endroits où il faut se faire voir un galon d'or plus large ou plus étroit vous fait entrer ou refuser. » En faisant toutes ces concessions à l'étiquette, à la coutume, à sa charge, il se gardait bien d'en tirer vanité; mais il n'en était pas non plus intimidé. Il bravait tranquillement le qu'en-dira-t-on : « Comme il faut se défendre de cette vanité qui nous fait penser que les autres nous regardent avec curiosité, avec estime, et ne parlent ensemble que pour s'entretenir de notre mérite et faire notre éloge (4), aussi devons-nous avoir une certaine confiance qui nous empêche de croire qu'on ne se parle à l'oreille que pour dire du mal de nous, ou que l'on ne rit que pour s'en moquer. » Mais il avait peine à supporter les dédains des gens du service. « Le suisse, le valet de chambre, l'homme de livrée, s'ils n'ont plus d'esprit que ne porte

(1) Paris, 1688, in-12.

(2) Chap. XI, n 71.

(3) Inventaire du mobilier de la Bruyère, publié par M. Servois dans sa Notice biographique, p. CLXXXIII.

leur condition (1), ne jugent plus d'eux-mêmes par leur première bassesse, mais par l'élévation et la fortune des gens qu'ils servent, et mettent tous ceux qui entrent par leur porte, et montent par leur escalier, indifféremment au-dessous d'eux et de leurs maîtres tant il est vrai qu'on est destiné à souffrir des grands et de ce qui leur appartient. >>

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La Bruyère se consolait de ces petites humiliations par la conscience qu'il avait de son dévouement désintéressé. « Celui qui, logé chez soi dans un palais, avec deux appartements pour les deux saisons (2), vient coucher au Louvre (ou à Versailles) dans un entresol, n'en use pas ainsi par modestie; et cet autre, qui, pour conserver une taille fine, s'abstient de vin et ne fait qu'un seul repas, n'est ni sobre ni tempérant; et d'un troisième, qui, importuné d'un ami pauvre, lui donne enfin quelque secours, l'on dit qu'il achète son repos, et nullement qu'il est libéral. Le motif seul fait le mérite des actions des hommes, et le désintéressement y met la perfection. » Il n'avait pas quitté sa maison et son petit chez-soi pour venir à la cour chercher les honneurs, les trésors, les postes, la fortune et la faveur (3); il ne voyait rien dans de tels avantages qui fût assez bon et assez solide pour remplir son cœur et pour mériter ses soins et ses désirs. Content de son sort, il disait : « Il ne faut rien exagérer (4), ni dire des cours le mal qui n'y est point : l'on n'y attente rien de pis contre le vrai mérite que de le laisser quelquefois sans récompense; on ne l'y méprise pas toujours, quand on a pu une fois le discerner; on l'oublie, et c'est là où l'on sait parfaitement ne faire rien, ou faire très peu de chose, pour ceux que l'on estime beaucoup. >>

Achever l'histoire contemporaine avec M. le Duc, la littérature contemporaine avec Mme la Duchesse, ou continuer avec l'un et l'autre des lectures comme celles qui entraient dans sa charge: voilà quelle était l'ambition de la Bruyère. On fit quelque chose pour le satisfaire. Il se servait depuis quelque temps du Traité du sublime pour exposer à Mme la Duchesse les principes de la belle littérature. La traduction du livre de Longin par Boileau était célèbre (5); le nom de

(1) Chap. IX, no 33. (2) Chap. II, no 41.

(3) Chap. II, no 43.

(4) Chap. VIII, no 27.
(5) Paris, 1674 et 1683.

l'auteur et celui du traducteur la recommandaient également. La Bruyère, après avoir lu cet ouvrage à Son Altesse, en fit un résumé critique pour lui indiquer ce qu'elle devait retenir. Il avait déjà dit ce que c'est que l'éloquence; il ajouta (1) : « L'éloquence est au sublime ce que le tout est à sa partie. » Telle est bien la pensée de Longin. Mais alors plusieurs questions se présentent à l'esprit. « Qu'est-ce que le sublime? Il ne paraît pas qu'on l'ait défini (2). Est-ce une figure? Naît-il des figures, ou du moins de quelques figures? Tout genre d'écrire reçoit-il le sublime, ou s'il n'y a que les grands sujets qui en soient capables? Peut-il briller autre chose dans l'églogue (3) qu'un beau naturel, et dans les lettres familières comme dans les conversations qu'une grande délicatesse ? ou plutôt le naturel et le délicat ne sont-ils pas le sublime des ouvrages dont ils font la perfection? Qu'estce que le sublime? où entre le sublime? » Il faut cependant parler des figures, dit Longin, car elles ne sont pas une des moindres parties du sublime lorsqu'on leur donne le tour qu'elles doivent avoir. Alors la Bruyère définit quelques figures. « Les synonymes (4) sont plusieurs dictions ou plusieurs phrases différentes qui signifient une même chose. L'antithèse (5) est une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l'une à l'autre. La métaphore (6) ou la comparaison emprunte d'une chose étrangère une image sensible et naturelle d'une vérité. L'hyperbole exprime au delà de la vérité pour ramener l'esprit à la mieux connaître. Le sublime ne peint que la vérité, mais en un sujet noble; il la peint tout entière, dans sa cause et dans son effet; il est l'expression ou l'image la plus digne de cette vérité. Les esprits médiocres ne trouvent point l'unique expression et usent de synonymes. Les jeunes gens sont éblouis de l'éclat de l'antithèse et s'en servent. Les esprits justes, et qui aiment à faire des images qui soient précises, donnent naturellement dans la comparaison et la métaphore. Les esprits vifs, pleins de feu, et qu'une vaste imagination emporte hors des règles et de la justesse, ne peuvent s'assouvir de l'hyperbole. Pour le sublime, il n'y a, même entre les grands génies, que les plus élevés qui en soient capables. >>

(1) Chap. I, no 55. Longin, ch. I.

(2) Chap. 1, no 55. Longin, ch. V, VI, XIV.

(3) Discours sur l'Eglogue, par Fontenelle, 1683.

(4) Chap. 1, no 55. Longin, ch. XXIV, XXV.

(5) Longin, ch. XXVI, XXXI.

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