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jusque-là (1), des vices uniques qui étaient moins de l'humanité que de la personne, des curiosités qui étaient plus amusantes que contagieuses, des ridicules qui étaient d'une grande ressource, sinon pour l'instruction et la morale, du moins pour la peinture des mœurs de l'époque par exemple, l'amour des tulipes (2), le goût des prunes, la philologie orientale, la passion des insectes ou des coquilles, et l'éducation des serins, qui plaisait tant à son ami Santeul. A côté de ces petits caractères où il semble avoir fait quelque chose de rien, il mit de grands caractères dans le genre d'Aristote où il peint sous les costumes de son époque (3) les mœurs des différentes classes de l'humanité : tels sont Giton et Phédon, on le riche et le pauvre. Enfin il a inséré dans sa sixième édition un certain nombre de portraits qui sont néanmoins des caractères, parce qu'il n'a pris à ses originaux que les traits qui pouvaient servir de types ou d'exemples pour le grand nombre des lecteurs. La sixième édition ne contient guère plus de 70 numéros nouveaux; mais souvent ils sont plus longs que les autres, et il y a des morceaux d'une beauté achevée.

Pour rendre son livre plus régulier, il s'efforça de disposer ses nouvelles remarques dans les différents chapitres en suivant un ordre plus logique. Jamais il n'y put parvenir. Le cadre de ses chapitres était trop étroit, et se déchirait sous la pression des remarques qu'il y entassait. Il voulut leur donner du jour et de la place, et il transposa une quarantaine des anciennes remarques: alors le fil des idées se rompait à chaque instant, soit par ce qu'on ôtait, soit par ce qu'on ajoutait. D'ailleurs ce chassé-croisé de ses remarques produisait une confusion inévitable. La Bruyère essaya d'y remettre un peu de clarté en changeant quelques noms : par exemple, en mettant Antisthius (4) à la place d'Antisthènes, et Antisthènes (5) à la place de Démocrite. Vains efforts! travail inutile! La sixième édition des Caractères ou mœurs de ce siècle n'aura pas une meilleure forme que la cinquième, au contraire; elle sera encore plus irrégulière et plus obscure. L'auteur tournait dans un cercle vicieux d'où il ne pouvait sortir. Renonçant à distinguer dans son livre les différentes éditions entre elles, il

(1) Chap. XI, n 158.
(2) Chap. XIII, no 2.
(3) Chap. VI, n 83.
(4) Chap. XII, no 67.

supprima dans la sixième les pieds de mouche qui se voyaient en marge dans la cinquième. Espérait-il que le public, qui ne verrait plus de pieds de mouche en marge, ne s'apercevrait pas des additions si importantes insérées dans l'ouvrage? On pourrait le croire; quand la sixième édition fut achevée d'imprimer (1), on remarqua que son volume n'était pas beaucoup plus gros que celui de la cinquième : c'est que la traduction de Théophraste était imprimée en caractères plus petits que dans les éditions précédentes. Plus la Bruyère s'efforçait de cacher les additions de sa sixième édition, plus il en signalait l'importance à ses ennemis. Ils s'en apercevront, et ils le lui feront bien sentir. Michallet n'en avait nul souci il augmentait sa fortune, et les Célestins ne pourront pas lui chercher querelle.

(1) 1er juin 1691.

:

CHAPITRE XXXIII.

1691-1692.

Situation politique de la France en Europe au mois de juin 1691.

de Louis XIV.

On fait marier Courtan

Grandeur et faiblesse - Empire de Louvois, son activité fébrile, ses inquietudes, sa mort. Effet que produit cette mort en France et en Europe. Le roi de France veut gonverner seul. Succès de Guillaume d'Orange en Irlande; combat de Leuse en Flandre; Catinat, chassé du Piémont, prend Montmélian en Savoie. Rôle politique de Mme de Maintenon sa réforme à Saint-Cyr et à la cour de France. vaux et Barbézieux, fils de Louvois, le duc du Maine et le duc de Chartres. Étranges intrigues. - L'abbé Dubois se révèle: il réduit le duc de Chartres à épouser, malgré sa mère, Mlle de Blois. Le duc du Maine est amené par Mme de Maintenon à épouser Mlle de Charolais, fille de M. le Prince. Scènes curieuses à la cour de France et dans la maison de Condé. La Bruyère jouit de ce spectacle et fait une ample récolte d'ob. servations de tout genre. Le gouvernement du royaume ressemble à une pastorale. Mais pendant ce temps les événements les plus graves se préparent la guerre la plus terrible au dehors, et au dedans une révolution sociale.

La Bruyère l'avait déjà remarqué, « de même qu'il y a une intempérance de langue qui ne permet pas à quelques-uns de se taire (1), il y a une intempérance de savoir qui ne permet pas à quelques autres d'ignorer quelque chose (2) : ils ne peuvent pas se résoudre à renoncer à toute sorte de connaissances; ils les embrassent toutes, et n'en possèdent aucune; ils aiment mieux savoir beaucoup que de savoir bien, et être faibles et superficiels dans diverses sciences que d'être sûrs et profonds dans une seule. Ils trouvent en toute rencontre celui qui est leur maître, et qui les redresse. » Ce fut le travers de M. Charpentier, doyen de l'Académie française. Louis XIV n'avait point daigné enten(1) Théophraste, Le babil.

dre les compliments de l'Académie, qui était venue en corps le féliciter à son retour de Mons. M. Charpentier ne voulut point perdre la belle harangue qu'il avait composée pour la circonstance il la fit insérer dans le Mercure galant du 28 mai 1691. On y lit que « le roi est comme le Jupiter d'Homère (1), contre qui tous les dieux sont unis; après leur avoir reproché la vanité de leur dessein, le père des dieux et des hommes leur fait voir par expérience que sa force est inébranlable, et tandis qu'ils tirent contre lui, il les enlève avec le globe dǝ la terre et de la mer. » — « N'en déplaise à M. Charpentier, dit Bayle (2), Jupiter dans Homère ne met point en expérience son dessein d'enlever avec le globe de la terre et de la mer tous les dieux ligués contre lui il ne fait que s'en vanter, il ne fait que menacer. Les autres dieux n'étaient point persuadés qu'il s'en vantait justement. Ils se contentaient de croire que, dans les combats d'un à un, il se trouverait plus fort qu'eux. Sa menace (3) parut ridicule à Mars, qui se souvenait qu'il n'y avait pas longtemps que Neptune, Junon, Minerve, ayant entrepris de se saisir de Jupiter et de le lier, le remplirent de frayeur, et l'eussent lié effectivement, si Téthys n'avait eu pitié de lui, et n'eût appelé à son secours les cent bras de Briarée. Si M. Charpentier avait connu l'esprit satirique de nos faiseurs de libelles, il se serait apparemment abstenu de comparaisons. Il eût songé à Lucien et à ses dialogues des dieux. »

Louis XIV n'avait pas réussi au siège de Mons comme il l'aurait désiré. C'était sa faute, disait-on : la ville de Mons prise, il n'avait qu'à marcher sur Bruxelles pour s'en emparer; déjà les bourgeois de la capitale des Pays-Bas espagnols poursuivaient de leurs cris le prince d'Orange, qui les abandonnait au vainqueur. Mais le roi de France, qui savait préparer et conduire un siège, ne savait pas et ne voulait pas faire campagne; il n'agissait qu'à coup sûr et ne livrait rien au hasard. On lui reprochait dans la maison de Condé cette prudence excessive, qui n'était pas dans le caractère de feu M. le Prince. Mais on justifiait aussi cette stratégie par des considérations politiques qui n'étaient pas sans valeur. Un général, chargé du commandement en chef d'une armée, n'a pas la même responsabilité qu'un souverain (4):

(1) Iliade, livre VIII, v. 19-27.

(2) Dictionnaire de Bayle, t. III, p. 534.

(3) Dialogues des Dieux, par Lucien, no 21. (4) Chap. X, no 25.

« Les huit ou dix mille hommes (que Condé ne craignait pas de sacrifier à Senef pour avoir la gloire de battre l'ennemi) sont au souverain comme une monnaie dont il achète une place ou une victoire : s'il fait qu'il lui en coûte moins, s'il épargne les hommes, il ressemble à celui qui marchande et qui counaît mieux qu'un autre le prix de l'argent. » Le prince d'Orange n'était pas si économe du sang humain. Les journaux et libelles imprimés en Hollande crièrent victoire, quand ils virent que le roi de France était rentré à Versailles. Le siège de Mons n'avait été qu'une splendide illumination, et n'avait pas produit plus d'effet qu'un Te Deum chanté dans l'église Notre-Dame de Paris. Le roi de France fut réduit comme auparavant à combattre sur terre et sur mer ses ennemis coalisés. Et maintenant la ligue d'Augsbourg avait pour chef incontesté le plus grand diplomate de son temps, cet usurpateur qui par son habileté était devenu un libérateur, ce profond politique qui prenait conseil du temps, du lieu, des occasions, du génie des nations, qui savait profiter de sa faiblesse comme de sa puissance, qui avait réuni les protestants et divisé les catholiques, en un mot, ce Mars qui savait lier Jupiter : il voulait obliger Louis XIV à restituer ses conquêtes depuis le traité de Nimègue.

La Bruyère comprenait les dialogues de Lucien mieux que Charpentier; il connaissait aussi, comme le voulait Bayle, les libelles écrits en Hollande et leur esprit satirique (1); il méprisait ces conteurs de fables, qui arrangent selon leur caprice des discours et des faits remplis de fausseté: mais le maître de politique de M. le Duc crut devoir répondre au reproche que les Anglais et les Hollandais faisaient aux Français, de n'avoir pas de patriotisme et d'obéir en esclaves à la volonté d'un despote. Il ne chercha point à cacher le défaut de la cuirasse royale; il dit franchement (2) : « Il n'y a point de patrie dans le despotique; d'autres choses y suppléent l'intérêt, la gloire et le service du prince. -1° L'intérêt : « Tout prospère dans une monarchie où l'on confond les intérêts de l'État avec ceux du prince (3). » — 2o La gloire: «A voir comme les hommes aiment la vie (4), pourraiton soupçonner qu'ils aimassent quelque autre chose plus que la vie? que la gloire, qu'ils préfèrent à la vie, ne fût souvent qu'une cer

et

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(1) Caractère du nouvelliste, dans Théophraste.

(2) Chap. X, no 4.

(3) Chap. X, no 26.

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