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leurs lumières. Que pouvaient-ils demander de plus à un adversaire? Ils n'étaient pas habitués à ce qu'on leur fit la guerre d'une manière si polie et si agréable. Jamais livre n'avait encore mérité un succès plus prompt ni plus complet que les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères ou les Mours de ce siècle.

CHAPITRE XXIII.

1688.

M. le Prince approuve le livre de la Bruyère; l'auteur se hâte de faire deux corrections nécessaires dans la deuxième édition. - M. le Prince reconnaît que la Bruyère peut lui être utile. Vues politiques de M. le Prince. Amitié de Mme la Duchesse avec Mile de Bourbon; sa liaison avec Mme de Caylus. Situation nouvelle du prince de

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Conti. Préparatifs de son mariage avec Mle de Bourbon. Cérémonies et noces à Versailles. - Fête de l'hôtel de Conti à Paris. Génie Fête Dauphine à Chantilly. mécanique de M. le Prince. Comment agit Gourville dans la maison de Condé. Vanité des artistes et leurs prétentions. Maladresse des connaisseurs. Contes et faux bruits sur M. le Prince. Sa véritable faute. - La Bruyère défend Son Altesse contre les critiques des mécontents, et remplit consciencieusement ses fonctions d'homme de lettres dans la maison de Condé.

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Homme de goût, fort éclairé, rempli de mille belles connaissances (1), M. le Prince aimait à les faire valoir dans les occasions. Il avait trop d'esprit pour admirer le livre d'un homme de lettres de la maison de Condé, mais il avait aussi trop de discernement pour ne pas lui rendre justice. « Un auteur cherche vainement à se faire admirer par son ouvrage, dit la Bruyère (2). Les sots admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes d'esprit ont en eux (sic) les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments, rien ne leur est nouveau; ils admirent peu, ils approuvent. » M. le Prince pensait comme la Bruyère sur beaucoup de points, ou plutôt la Bruyère pensait comme Son Altesse, et peut-être même avait cité

(1) E. Spanheim, Relation de la cour de France, p. 86. (2) Chap. I, n 36.

LA BRUYÈRE.

T. II.

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quelques-uns de ses mots; mais il est un point où Son Altesse put faire entendre au moraliste qu'il avait peut-être dépassé le but. La Bruyère avait dit (1) qu'il y avait excès de précaution à parler toujours aux jeunes princes du soin de leur rang. Il est vrai que toute une cour met son devoir et une partie de sa politesse à les respecter; mais est-il vrai, comme l'avance le moraliste, qu'ils sont moins sujets à ignorer aucun des égards qui sont dus à leur naissance qu'à confondre les personnes et à les traiter indifféremment, et sans distinction des conditions et des titres? M. de la Bruyère n'avait-il pas lu avec M. le Duc tout l'État de France pour lui apprendre cette distinction? N'avait-il pas dirigé tout son enseignement historique et philosophique « pour régler la fierté naturelle du jeune prince, pour lui inspirer la bonté, l'honnêteté et l'esprit de discernement? » La Bruyère comprit sa faute et se hâta de la réparer.

Dans la première édition, il avait terminé son chapitre Des jugements par cette réflexion ironique (2) : « Ces enfants des dieux, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature, et en sont comme l'exception. Ils n'attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez eux devance l'âge. Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l'enfance. » Ce qui rendait l'ironie plus blessante, c'est la petite note qu'il avait ajoutée : << enfants des dieux, fils, petits-fils, issus de rois ». Tous les princes du sang se trouvaient ainsi compris dans son injurieux dédain. A l'égard du Dauphin, il avait pris de sages précautions, lorsqu'il avait dit : « Un jeune prince (3) d'une race auguste, l'amour et l'espérance des peuples, plus grand que ses aïeux, fils d'un héros qui est son modèle, a déjà montré à l'univers, par ses diverses qualités et par une vertu anticipée, que les enfants des héros sont plus proches de l'être que les autres hommes. » A l'égard des autres princes, la Bruyère demeurait à découvert comme un insulteur public, et les princes qui se trouvaient les plus maltraités par lui étaient précisément les Altesses auxquelles il appartenait. Il fallait à tout prix faire disparaître cette ironie.

Combien de fois n'avait-on pas répété que la vertu se montre de bonne heure dans l'âme des héros! Condé dans les temps modernes,

(1) Chap. IX, no 43.

(2) Chap. II, n 33.

Alexandre dans l'antiquité, n'en sont-ils pas des preuves éclatantes? N'avait-on pas remarqué jadis chez M. le Prince, dans sa jeunesse (1), cette vertu anticipée que l'on remarque aujourd'hui chez le Dauphin? La Bruyère transporta vite (2) sa réflexion sur les enfants des dieux du chapitre Des jugements, où il se moque des erreurs des hommes, au chapitre Du mérite personnel (3), où tout est sérieux et grave; il la plaça de manière que le doute devînt une affirmation en sens contraire, la malice un compliment, l'injure une flatterie. M. le Prince ne pouvait plus se plaindre: il était aussi bien traité que son père le grand Condé, qu'Alexandre ou le Dauphin. La remarque qui, dans la deuxième édition, suivait « les enfants des dieux », se trouva celle-ci (4) : « Un homme d'esprit et d'un caractère simple et droit peut tomber dans quelque piège; il ne pense pas que personne veuille lui en dresser, et le choisir pour être sa dupe : cette confiance le rend moins précautionné, et les mauvais plaisants l'entament par cet endroit. Il n'y a qu'à perdre pour ceux qui en viendraient à une seconde charge: il n'est trompé qu'une fois. » Les mauvais plaisants revinrent à la charge; alors voici ce qui se passa (5) : « Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n'ont pas compris le sens, et qu'ils altèrent encore par tout ce qu'ils y mettent du leur ; et ces traits ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre chose que leurs propres pensées et leurs expressions, ils les exposent à la censure, soutiennent qu'ils sont mauvais, et tout le monde convient qu'ils sont mauvais ; mais l'endroit de l'ouvrage que ces critiques croient citer, et qu'en effet ils ne citent point, n'en est pas pire. »

Quoique M. le Prince n'admirât point le livre des Caractères et se contentât de l'approuver, il n'en était pas moins satisfait du succès qu'obtinrent la première et la deuxième édition. Cela ne pouvait que donner un peu de lustre à la maison dont l'auteur était gentilhomme, et même être de quelque utilité dans la conduite des projets politiques que nourrissait Son Altesse. La Bruyère était un homme de lettres assez fier, mais il n'était ni égoïste ni ambitieux : M. le Prince pourra commodément mettre en usage ses talents et sa bonne volonté. Il

(1) Spanheim, Relation, p. 86.

(2) Deuxième édition.

(3) Chap. II, no 33.

(4) Chap. II, no 36.

(5) Chap. 1, no 22, 4o édition.

avait de l'esprit; il comprenait bien les vues et les intérêts des princes; si on le dirige bien, il pourra dans certaines occasions rendre de vrais services.

Depuis que la maison de Condé avait perdu le titre de premier prince du sang, elle était dominée par la maison d'Orléans : ainsi le voulaient les lois de la monarchie et les traditions nationales. M. le Prince pouvait le regretter, il devait s'y résigner. Mais la maison de Condé était menacée par la faveur croissante des princes légitimés; poussés par une puissance occulte, ils s'avançaient insensiblement vers toutes les dignités ; et M. le Prince n'avait pas même le droit de s'en plaindre. En effet, il ne pouvait plus rien revendiquer pour lui. N'avaitil pas longtemps demandé et enfin obtenu le mariage de son fils unique avec la fille de Mme de Montespan, comme le plus grand honneur que le roi pût accorder à la maison de Condé? Mme la Duchesse n'était-elle pas la bru qu'il avait choisie lui-même, et désirée comme le plus cher objet de ses rêves? Enfin, à cette occasion, n'avait-il pas reçu les grandes entrées après lesquelles il ne cessait de soupirer? Que voulait-il de plus ? Le mariage de sa fille aînée, Mlle de Bourbon, avec le duc du Maine? Mais puisque Mile de Montpensier, qui avait donné une partie de sa fortune à M. le duc du Maine, s'opposait à ce mariage, il fallait bien y renoncer. « Tout l'esprit qui est au monde est inutile à qui n'en a point (1): il n'a nulles vues, il est incapable de profiter de celles d'autrui. » Voilà ce qui blessait M. le Prince à la prunelle de l'œil, et troublait son regard quand il examinait l'état de sa maison.

Me la Duchesse avait toujours à la cour de France son air vif et ouvert, ses manières libres et aisées, son humeur enjouée; mais dans l'intimité de sa nouvelle famille elle devenait quelquefois rêveuse. Le roi dit un jour à Mme de Maintenon (2), en parlant des bâtards légitimés « Ces gens-là ne devraient jamais se marier. » Comment M. le Prince ne s'apercevait-il pas de la situation délicate de Mme la Duchesse dans la maison de Condé? Elle avait quelquefois des distractions. Quoi d'étonnant? A son âge, c'était un charme de plus; et ne conservait-elle pas toujours le plus joli, le plus brillant et le plus aimable petit minois de la cour? Il est vrai qu'elle se fardait et que le

(1) Chap. XI, n° 87.

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