Page images
PDF
EPUB

plice! Prenez l'histoire, ouvrez, remontez jusques au commencement du monde, jusques à la veille de sa naissance : y a-t-il rien de semblable dans tous les temps? Dieu même pouvait-il jamais mieux rencontrer pour me séduire? par où échapper? où aller, où me jeter, je ne dis pas pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche? S'il faut périr, c'est par là que je veux périr : il m'est plus doux de nier Dieu que de l'accorder avec une tromperie si spécieuse et si entière. Mais je l'ai approfondi, je ne puis être athée, je suis donc ramené et entraîné dans ma religion; c'en est fait. »

« J'appelle mondains, terrestres, ou grossiers (1), ceux dont l'esprit et le cœur sont attachés à une petite portion de ce monde qu'ils habitent, qui est la terre ; qui n'estiment rien, qui n'aiment rien au delà : gens aussi limités que ce qu'ils appellent leurs possessions ou leur domaine que l'on mesure, dont on compte les arpents, et dont on montre les bornes. Je ne m'étonne pas que des hommes qui s'appuient sur un atome, chancellent dans les moindres efforts qu'ils font pour sonder la vérité; si avec des vues si courtes ils ne percent point, à travers le ciel et les astres, jusques à Dieu même ; si, ne s'apercevant point de l'excellence de ce qui est esprit, ou de la dignité de l'âme, ils ressentent encore moins combien elle est difficile à assouvir, combien la terre entière est au-dessous d'elle, de quelle nécessité lui devient un être souverainement parfait, qui est Dieu, et quel besoin elle a d'une religion qui le lui indique et qui lui en est une caution sûre. Je comprends au contraire fort aisément qu'il est naturel à de tels esprits de tomber dans l'incrédulité ou l'indifférence, et de faire servir Dien et la religion à la décoration de ce monde, la seule chose, selon eux, qui mérite qu'on y pense. »

Fénelon écrivait à Seignelay (2): « Le fantôme du monde va s'évanouir; cette vaine décoration disparaîtra bientôt ; l'heure vient, elle approche; la voilà qui s'avance, nous y touchons déjà ; le charme se rompt, nos yeux vont s'ouvrir; nous ne verrons plus que l'éternelle vérité. Dieu jugera sa créature ingrate. Tous ces insensés qui passent pour sages, seront convaincus de folie: mais nous, qui aurons connu et goûté le don de Dieu, nous laisserons-nous envelopper dans cette condamnation? » La Bruyère ne pouvait parler ainsi. « Il ne convient pas à toutes sortes de personnes de lever l'étendard d'aumônier, et

(1) Chap. XVI, no 3.

(2) Correspondance de Fénelon, t. I, p. 28. Édition Ferra jeune, Paris, 1827, in-8°.

d'avoir tous les pauvres d'une ville assemblés à sa porte, qui y reçoivent leurs portions (1). Qui ne sait pas, au contraire, des misères plus secrètes, qu'il peut entreprendre de soulager, ou immédiatement et par ses secours, ou du moins par sa médiation? De même il n'est pas donné à tous de monter en chaire, et d'y distribuer, en missionnaire ou en catéchiste, la parole sainte; mais qui n'a pas quelquefois sous sa main un libertin à réduire, et à remener par de douces et insinuantes conversations à la docilité? Quand on ne serait pendant sa vie que l'apôtre d'un seul homme, ce ne serait pas être en vain sur la terre, ni lui être un fardeau inutile. » Le souvenir d'Homère, imité par Racine dans son Iphigénie (2), ne paraît pas douteux. Mais le moraliste n'a pas la passion de la gloire qui transporte Achille, ni même les grands desseins d'un héros chrétien : si pendant toute sa vie il convertit un seul homme, il mourra content, et ne croira pas mourir tout entier (3). Voilà dans quelles limites se renfermait son prosélytisme et son ambition.

Alors la Bruyère sentit tous ses scrupules se dissiper; pour faire du bien aux âmes, il ne craignit plus de céder aux instances de son éditeur. Arrondir son livre, lui donner une meilleure forme devint pour l'auteur, à ce point de vue, un travail utile. Sans rien changer à la division ni aux titres des chapitres, il y introduisit ses remarques sur les événements politiques de l'année 1689, ses réflexions sur les faits divers dont il avait été témoin dans la maison de Condé et à la cour de France, enfin des observations de tout genre sur les différents caractères des hommes, qu'il avait recueillies depuis sa jeunesse jusqu'à la pleine maturité de son talent. Après avoir repassé dans son esprit ce qu'il a vu sur cette terre depuis qu'il est au monde, après avoir bien cherché, beaucoup lu et longtemps médité, il a reconnu que la vraie philosophie, qui est selon lui celle de Socrate et de Descartes, conduit au perfectionnement moral par la connaissance de soimême, et à la religion chrétienne par la connaissance de Dieu. Pour lui, l'homme qui pense n'est pas un philosophe de profession, un bel esprit, un habile joueur, un voluptueux raffiné, un rusé partisan, un habile financier, un riche bourgeois, un brillant courtisan, un grand seigneur, un brave général, ni enfin un heureux de ce bas monde ;

(1) Chap. XVI, no 30.

(2) Iliade, livre XVIII, v. 104. Iphigénie, acte I, scène II, v. 251.

(3) Ibid., v. 256. Horace, 1. III, ode 30, v. 6.

c'est tout homme de bon sens qui n'oublie pas qu'il a une âme, et qui, comme les meilleurs des savants et du peuple, possède la véritable solution du problème de la destinée humaine. Évêque ou paysan, cet homme ne craint pas la mort. « La crainte de la mort, dit la Bruyère (1), ne l'éloigne pas; au contraire; je doute seulement que le ris excessif convienne aux hommes qui sont mortels. » Mais « ce qu'il y a de certain dans la mort, est un peu adouci par ce qui est incertain (2); c'est un indéfini dans le temps, qui tient quelque chose de l'infini et de ce qu'on appelle éternité. » Le caractère particulier de la cinquième édition, c'est d'être une préparation à la fin dernière de l'homme.

La Bruyère, ayant cessé d'hésiter entre ses amis qui lui conseillaient de faire chaque année un livre nouveau sur les folies du siècle, et ceux qui l'en détournaient, sous prétexte qu'il ferait mieux de se reposer que d'augmenter un livre raisonnable, « je prends, dit-il (3), quelque chose de ces deux avis si opposés et je garde un tempérament qui les rapproche je ne feins point d'ajouter quelques nouvelles remarques à celles qui ont déjà grossi du double la nouvelle édition de mon ouvrage ; mais afin que le public ne soit pas obligé de parcourir ce qui est ancien pour passer à ce qu'il y a de nouveau, et qu'il trouve sous ses yeux ce qu'il a seulement envie de lire, j'ai pris soin de lui désigner cette seconde augmentation (la quatrième édition était la première augmentation) par une marque particulière et telle qu'elle se voit par apostille (4); j'ai vu aussi qu'il ne serait pas inutile de lui distinguer la première augmentation par une autre marque plus simple (5), qui servît à lui montrer le progrès de mes Caractères, et à aider son choix dans la lecture qu'il en voudrait faire; et comme il pourrait craindre que ce progrès n'allât à l'infini, j'ajoute à toutes ces exactitudes une promesse sincère de ne plus rien hasarder en ce genre.»

Heureux Michallet! il se hâta d'imprimer la cinquième édition, comme le voulait M. de la Bruyère. L'achevé d'imprimer est du 24 mars 1690. Cette année-là, l'éditeur fit encore bonne récolte, et il espérait bien que ce ne serait pas la dernière.

(1) Chap. XI, n® 37,

(2) Chap. XI, n° 38.

(3) Préface de la 5o édition.

(4) Cette marque était un pied de mouche entre de doubles parenthèses.
(5) Cette autre marque était un pied de mouche entre de simples parenthèses.

CHAPITRE XXX.

1690-1691.

État de l'Europe en 1690.

[ocr errors]

- Politique des puissances coalisées. - Opinions diverses dans la société française. Guerre sur terre et sur mer. Bataille de Fleurus. Combat naval du cap Beveziers. Victoire de Guillaume d'Orange à la Boisne en Irlande. On le croit tué; rejouissances à Paris. - Campagne du Dauphin en Allemagne. Le roi veut commander en personne. Imprécations de la Bruyère contre l'amour de la Congrès de la Haye. Siège et prise de Mons. Siège et prise de Nice par Rivalité de Louvois et Vauban. La Bruyère a le tort de parler des événements militaires au point de vue politique. On lui en sait mauvais gré. Ses inquiétudes et ses malédictions contre la police. — Professions de foi politique en faveur de l'humanité et de la vertu; résumé du cours qu'il avait fait à M. le Duc sur l'histoire moderne et contemporaine.

gloire. Catinat.

La Bruyère, en publiant sa cinquième édition, avait pris témérairement, devant le public, l'engagement de n'en pas publier d'autres. Du moins, il n'avait pas renoncé au plaisir dont il avait l'habitude, d'écrire ses impressions sur les événements du jour, et de leur donner la forme qui lui convenait le mieux. Il ne pouvait demeurer indifférent aux événements qui signalèrent l'année 1690-1691, ni insensible aux sentiments divers qui agitèrent les esprits en France et dans toute l'Europe.

L'année 1689 avait révélé une chose importante: si la France n'était pas aisée à vaincre, elle n'était pourtant pas invincible (1); ses ennemis entreprirent de la faire rentrer dans le devoir. Ils n'ignoraient pas les avantages qu'elle avait sur eux, par le nombre et la qualité de ses places de guerre, par sa situation géographique et sa population,

(1) Spanheim, Relation de la cour de France en 1690, p. 373-388.

par le nombre et la dépendance de ses armées, par la subordination de toutes ses forces de terre et de mer à un même maître, par la puissance absolue d'un seul et même conseil, par l'autorité incontestée de son gouvernement, par les mesures et les précautions nouvelles pour l'entretien et la subsistance des troupes, enfin par le but avoué de se tenir sur la défensive en renonçant aux grandes conquêtes. Mais elle avait la première attaqué ouvertement toutes les puissances avec lesquelles elle était maintenant en guerre, l'Empereur, l'Empire, l'Espagne, les Provinces-Unies et l'Angleterre ; elle les avait attaquées de gaieté de cœur et d'une manière indigne, qui avait blessé les consciences délicates même en France; et comme à ce moment ces puissances avaient de grosses armées sur pied et de bonnes flottes en mer, elle les avait obligées à unir toutes leurs forces dans l'intérêt commun, sans que la diversité de religions y pût apporter d'obstacle. Au contraire, les passions religieuses détachaient de la France les cantons protestants de la Suisse ; le duc de Savoie lui-même, qui n'écoutait que son intérêt particulier, branlait dans le manche, comme on disait, et prenait des mesures peu agréables au roi Louis XIV. Bientôt la France allait se trouver environnée d'ennemis qui la presseront de tous les côtés, et ne lui laisseront ni repos ni relâche ; ils ne lui feront pas une guerre de sièges qui traîne en longueur, mais une guerre de campagnes, autant que la situation des lieux et des affaires le permettront; ils l'attaqueront sur tous les points à la fois et en même temps, sur terre, sur mer, même à travers les montagnes des Alpes et du Jura. Enfin les puissances alliées observaient exactement et rigoureusement la défense de faire aucun commerce avec la France, et la faisaient observer par les autres puissances. Après quoi ce serait sans doute un coup de partie si on pouvait décider les deux couronnes du Nord, la Suède et la Russie, à se conformer à cette défense: car on enlèverait à la France la meilleure source de ses munitions de guerre, surtout pour l'armement maritime. Ainsi bloquée, assiégée et affamée, la France ne pourrait résister longtemps à l'Europe coalisée contre elle. Tel était le plan général que recommandait l'ambassadeur de Brandebourg, au commencement de 1690, et les alliés se préparaient à l'exécuter, chacun suivant leurs moyens et les diverses conjonctures de lieux, de personnes et de temps dont ils dépendaient.

La France fut en mesure de faire face partout à ses ennemis, et même plus tôt prête qu'eux à engager ce combat décisif sur tous les

[merged small][ocr errors][merged small][merged small]
« PreviousContinue »