Page images
PDF
EPUB

tont ce que son devoir l'engageait de faire pour éterniser la mémoire d'un aussi grand homme que feu M. le Prince son père. « Le flatteur, pensait la Bruyère (1), n'a pas assez bonne opinion de soi ni des autres. » M. le Prince n'était pas dupe des flatteries bien payées que de Visé imprimait dans son Mercure galant; mais il considérait ces fadaises comme nécessaires à son jeu. « La vie de la cour (2) est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique : il faut arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice; et après toutes ses rêveries et toutes ses mesures, on est échec, quelquefois mat; souvent, avec des pions qu'on ménage bien, on va à dame, et l'on gagne la partie : le plus fou l'emporte, ou le plus heureux. »

La cour de Mme la Dauphine était alors bien orageuse. Monseigneur, amoureux depuis quelque temps de Me de la Force, ne s'en cachait pas assez pour empêcher les moins clairvoyants de s'en apercevoir. Les courtisans dirent que si Mme de Montchevreuil, qui devait répondre au public de la conduite de Me de la Force, avait donné sa démission, c'était moins à cause des plaisanteries de M. le Duc que par la crainte de se voir exposée à déplaire ou à Monseigneur ou à Mme la Dauphine, et peut-être à tous les deux. On assurait que si le roi cassait la chambre des filles, il créerait des dames da palais de Me la Dauphine; qu'auparavant, pour plaire à Monseigneur, il marierait Me de la Force et son amie Mile de Biron, et qu'alors on rendrait les quatre autres filles d'honneur à leurs parents. « Mais en vérité, dit le marquis de Sourches (3), il semble qu'on déshonorât bien facilement tant de filles de qualité, parmi lesquelles il s'en trouvait de fort vertueuses, et entre autres Mile de Bellefonds, à laquelle certainement tout le public rendit justice en cette occasion. » Mme la Dauphine était toujours triste: on attribua ses idées noires au malheur qu'elle avait en de voir un vieux jésuite allemand, le père Freyg, son confesseur, tomber dans ses bras, mourant d'apoplexie. On parla (4) du mariage de Me de la Force avec le marquis de la Chastre, et de Mo de Biron avec le marquis de Bouligneux. Le jeune la Chastre avait assez envie d'épouser Me de la Force; mais sa grand'mère n'y voulut jamais consentir. M. de Bouligneux déclara

(1) Chap. XII, no 90.

(2) Chap. VIII, no 64. (3) T. II, p. 98.

1

qu'il aimerait mieux mourir que d'épouser une fille d'honneur de Mme la Dauphine. Il fallut pourtant en finir. Me de Bellefonds ayant épousé le marquis du Châtelet, le roi rompit (17 janvier) la chambre des filles (1), non sans avoir parlé au Dauphin avec la majesté d'un grand roi, mais aussi avec la faiblesse d'un père. Monseigneur eut bien de la peine à obtenir que le roi gardât Me de la Force à la cour auprès de Me d'Arpajon, jusqu'à ce qu'on lui eût procuré un mariage; il l'obtint pourtant. Me de Biron se retira avec Mme d'Urfé sa sœur, et ainsi ne quitta point la cour entièrement. Les autres filles d'honneur furent renvoyées. Me de Montmorency fut recueillie par Mme la Princesse, pour obéir au roi.

La comédie de l'Homme à bonnes fortunes, écrite et jouée par Baron, plut à Paris et à Versailles (2), si bien qu'elle fut choisie pour être entremêlée dans le grand ballet du carnaval, qui fut dansé à Marly le 28 janvier (3), avec des entrées de Mme la Duchesse et de la princesse de Conti. Le roi n'en fut pas trop content: il s'en alla au milieu du spectacle parce qu'il ne trouvait pas la comédie à son gré. La Bruyère a fait (4) la critique de la pièce, qu'il trouvait froide et insipide; mais il ne la publiera que plus tard, parce que c'est en même temps la critique de M. le Duc. On suppose facilement qu'il ne disait pas à Son Altesse tout ce qu'il pensait de sa conduite : « Tu es grand, tu es puissant (5) : ce n'est pas assez, fais que je t'estime, afin que je sois triste d'être déchu de tes bonnes grâces, ou de n'avoir pu les acquérir. »

Dans la maison de Condé, on croyait excuser M. le Duc en disant : c'est son humeur. C'était avouer, sans y penser, que de si grands défauts étaient irrémédiables. « Ce qu'on appelle humeur est une chose trop négligée parmi les hommes, observait le moraliste (6) : ils devraient comprendre qu'il ne leur suffit pas d'être bons, mais qu'ils doivent encore paraître tels, du moins s'ils tendent à être sociables, capables d'union et de commerce, c'est-à-dire à être des hommes. L'on n'exige pas des âmes malignes qu'elles aient de la douceur et de la

(1) De Sourches, t. II, p. 126 et 128.

(2) 27 décembre 1687.

(3) 28 janvier 1688.

(4) Chap. I, n° 52.

(5) Chap. VIII, no 36. (6) Chap. XI, n° 9.

souplesse; elle ne leur manque jamais, et elle leur sert de piège pour surprendre les simples, et pour faire valoir leurs artifices : l'on désirerait de ceux qui ont un bon cœur, qu'ils fussent toujours pliants, faciles, complaisants; et qu'il fût moins vrai quelquefois que ce sont les méchants qui nuisent, et les bons qui font souffrir. »

M. le Duc se sentit atteint par les réflexions de la Bruyère (1): « Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philanthe a du mérite, de l'esprit, de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l'attachement pour son maître et il est médiocrement considéré; il ne plaît pas, il n'est pas goûté. » — « Expliquezvous: est-ce Philanthe, ou le grand qu'il sert, que vous condamnez? >> dit la Bruyère d'un air piqué. Question inutile: Philanthe déplaît, donc il a tort. La Bruyère ne fut pas longtemps à comprendre cette vérité. « Quand je vois d'une part auprès des grands, à leur table, et quelquefois dans leur familiarité (2), de ces hommes alertes, empressés, intrigants, aventuriers, esprits dangereux et nuisibles, et que je considère d'autre part quelle peine ont les personnes de mérite à en approcher, je ne suis pas toujours disposé à croire que les méchants soient soufferts par intérêt, ou que les gens de bien soient regardés comme inutiles; je trouve plus mon compte à me confirmer dans cette pensée, que grandeur et discernement sont deux choses différentes, et l'amour pour la vertu et pour les vertueux une troisième chose. » M. le Duc marchait sur les traces de Monseigneur. La Bruyère n'était pas humilié d'être traité comme Bossuet.

Vers ce temps-là, M. de Meaux vint à Paris et à Versailles pour faire imprimer son Histoire des variations des églises protestantes. Mais il avait d'autres soucis. Le pape Innocent XI était, dit Voltaire (3), un homme vertueux, un pontife sage, un prince courageux et magnifique. Louis XIV lui donnait toutes les mortifications qu'un roi de France peut donner à un pape sans rompre avec lui. Il y avait depuis longtemps dans Rome un abus difficile à déraciner, parce qu'il était fondé sur un point d'honneur dont se piquaient tous les rois catholiques. Leurs ambassadeurs étendaient le droit de franchise et d'asile, affecté à leur maison, jusqu'à une très grande distance, c'est-à-dire à tout leur quartier. Ces prétentions, soutenues contre toute justice, ren

(1) Chap. IX, n° 8.

(2) Chap. IX, no 13.

daient la moitié de Rome un asile sûr pour tous les crimes (1). Par un autre abus, ce qui entrait dans Rome sous le nom des ambassadeurs ne payait point d'entrée; le commerce en souffrait, le fisc en était appauvri. Le pape Innocent XI obtint enfin de l'Empereur, du roi d'Espagne, du roi de Pologne et du nouveau roi d'Angleterre Jacques II, qu'ils renonçassent à ces droits injustes et abusifs. Le nonce du pape en France, Ranucci, proposa à Louis XIV de concourir comme les antres rois à la tranquillité et au bon ordre de la ville de Rome. Louis XIV, très mécontent du pape, répondit qu'il ne s'était jamais réglé sur l'exemple d'autrui, et que c'était à lui de servir d'exemple. M. de Lavardin, ambassadeur de France, se présenta en armes aux portes de Rome; le pape lui défendit d'entrer sous peine d'excommunication. Il entra néanmoins, escorté de 400 gardes de la marine, de 400 officiers volontaires et de 200 hommes de livrée, tous armés ; il prit possession de son palais, de ses quartiers et de l'église Saint-Louis des Français, autour desquels il posa des sentinelles et fit faire la ronde comme dans une place de guerre. Le cardinal d'Estrées, chargé des affaires de France à Rome, ne put plus être admis à l'audience du pape sans recevoir l'absolution ; et M. de Lavardin ne put pas approcher du saint-père, qui ne voulait pas l'écouter. Le roi, très blessé de cette résistance, fit déclarer au nonce Ranucci, par M. de Croissy, ministre des affaires étrangères, que jadis Avignon avait été donné aux papes contre les lois du royaume ; que ses prédécesseurs et lui n'avaient pas voulu rentrer dans leurs droits, parce qu'ils favorisaient les papes, dont ils avaient lieu d'être contents; que présentement le pape en usait avec le roi d'une manière qui obligeait Sa Majesté de n'avoir plus la même condescendance; que les parlements du royaume jugeraient cette affaire, et qu'après leur jugement rendu, le roi ferait exécuter l'arrêt. Le pape demeura inébranlable (2). A la cour de France, on parlait ouvertement de la nécessité de mettre le pape à la raison, comme on y avait mis les huguenots; et l'on ne doutait pas que Sa Majesté, qui avait si bien su détruire cette secte indomptable, viendrait facilement à bout de la résistance de la cour de Rome. Bossuet était effrayé de voir tant d'arrogance et d'emportement dans des hommes qui auraient dû donner l'exemple de la modération et de la sa

(1) Siècle de Louis XIV, ch. XIV.

(2) Acte d'appel comme d'abus de la bulle du Pape portant excommunication de M. de Lavardin; Paris, chez François Muguet, 1688, in-4o de 4 pages.

gesse. « Jusques où les hommes, dit la Bruyère (1), ne s'emportent-ils point par l'intérêt de la religion dont ils sont si peu persuadés et qu'ils pratiquent si mal. »

Au moment où l'Histoire des varitions des églises protestantes parut à Paris chez la veuve Cramoisy, Étienne Michallet achevait d'imprimer les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les mœurs ou Caractères de ce siècle. Mais la Bruyère, avant de livrer son ouvrage au public, y fit quelques corrections (2). Il rédigeait de nouveau avec plus d'étendue la fin du Discours sur Théophraste, et il insérait dans le texte de nombreux cartons, dont quelques-uns trahissent ses préoccupations du moment (3). Exemples :

1° « La prévention du peuple en faveur de ses princes est si aveugle, que s'ils s'avisaient d'être bons, cela irait jusqu'à l'idolâtrie (4), le seul mal sous ce règne que l'on pouvait craindre. » On n'eût pas manqué de voir là une attaque à la personne du roi. L'auteur substitua des grands à de ses princes; il supprima le seul mal sous ce règne que l'on pouvait craindre. Ainsi le sens se trouva complètement changé. Les princes du sang eux-mêmes ne pouvaient plus se plaindre.

2o « L'on est né quelquefois avec des mœurs faciles, de la complaisance et tout le désir de plaire; mais par les traitements que l'on reçoit de ceux avec qui l'on vit ou de qui l'on dépend, l'on est bientôt jeté hors de ses mesures et même de son naturel : l'on a des chagrins et une bile que l'on ne se connaissait point, l'on se voit une autre complexion, l'on est enfin étonné de se trouver dur et épineux (5). Il y a des gens qui apportent en naissant chacun de leur part de quoi se haïr pendant toute leur vie et ne pouvoir se supporter. » La Bruyère supprima cette dernière phrase: il n'avait pas de ces haines dont il parlait et il ne fallait pas les supposer chez d'autres, surtout en ces temps de querelles et de soupçons.

3o Après avoir fait le portrait de M. le Camus, évêque de Grenoble, nouvellement nommé cardinal par le pape en dépit du roi, la Bruyère avait ajouté (6) : « Comment lui est venue, dit le peuple, cette nouvelle dignité? » On ne le savait que trop bien à la cour de France; le peuple

(1) Chap. XVI, no 24.

(2) Servois, Notice biographique, t. III, p. 135-138.

(3) Servois, Note sur l'exemplaire de M. de Villeneuve.

(4) Chap. IX, no 1.

(5) Chap. XI, n° 15.

« PreviousContinue »