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que cette politique dure, hautaine et dissimulée, ne finît par l'exaspérer et le pousser à des résolutions désespérées. Le moraliste ne demandait pas, comme son ancêtre Mathias de la Bruyère l'avait demandé, il y avait cent ans, que le peuple fût pour beaucoup dans l'État; ni, comme l'abbé Sieyès l'exigera dans cent ans, que le tiers fût tout dans la république; il insinuait seulement et avec beaucoup de réserve qu'il faudrait, comme le prince d'Orange, compter le peuple pour quelque chose dans les entreprises des grands. Voilà tout. Étaitce raisonnable?

Dans cent ans qui peut dire ce qui arrivera? Dans cent ans, répondaient ceux qui avaient le présent et qui en jouissaient sans songer ni à leurs grands-pères ni à leurs petits-fils, dans cent ans le monde ne subsistera plus. « Dans cent ans, répliquait la Bruyère (1), le monde subsistera encore en son entier ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s'attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il s'avance déjà sur le théâtre d'autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles; ils s'évanouiront à leur tour; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus : de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fond à faire sur un personnage de comédie? » Est-ce là un logogriphe historique à la façon des centuries de Nostradamus, comme on aimait à en faire dans la maison de Condé? La pensée de la Bruyère, qui perce à travers ce voile, nous paraît être celle-ci : dans cent ans les courtisans seront encore ce qu'ils sont aujourd'hui. Quel que soit le gouvernement, il y aura toujours des politiques égoïstes : c'est un personnage de la comédie humaine. Tant que le monde subsistera, nous aurons toujours le même théâtre, les mêmes décorations, et l'on jouera la même pièce ; les acteurs changeront sans cesse, mais ils seront toujours fidèles à leur maxime : « Ne songer qu'à soi et an présent. Quel établissement solide et durable peut-on fonder sur eux?

Satisfait de son humble fortune, heureux de n'avoir ni à demander ni à recevoir aucune grâce, notre philosophe célibataire avouait volontiers qu'il n'était pas né pour les affaires, encore moins pour le gouvernement. « Si c'est trop, dit-il (2), de se trouver chargé d'une

(1) Chap. VIII, no 99.

seule famille, si c'est assez d'avoir à répondre de soi seul, quel poids, quel accablement, que celui de tout un royaume! Un souverain est-il payé de ses peines par le plaisir que donne une puissance absolue, par toutes les prosternations des courtisans ? Je songe aux pénibles, douteux et dangereux chemins qu'il est quelquefois obligé de suivre pour arriver à la tranquillité publique ; je repasse les moyens extrêmes, mais nécessaires, dont il use souvent pour une bonne fin; je sais qu'il doit répondre à Dieu même de la félicité de ses peuples, que le bien et le mal est en ses mains, et que toute ignorance ne l'excuse pas; et je me dis en moi-même : « Voudrais-je régner? » Un homme un peu heureux dans une condition privée devrait-il y renoncer pour une monarchie? N'est-ce pas beaucoup, pour celui qui se trouve en place par un droit héréditaire, de supporter d'être né roi? » Au milieu de la cour du grand roi, en face de Sa Majesté, devant qui tout genou pliait, non seulement la Bruyère n'est pas ébloui par le prestige du pouvoir absolu, mais encore il en discerne les inconvénients et il en signale les dangers. Enfin, s'il a dans son esprit quelques-uns des principes de 1789, il a peut-être aussi un vague pressentiment des tragédies de la révolution française.

CHAPITRE XXVIII.

1689-1690.

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La

Il cher

Dans la société du XVII° siècle, la tragédie d'Esther fut un événement considérable. Bruyère imite Racine auprès de Mme la Duchesse. Sa théorie littéraire expliquée d'après les écrivains du XVI et du XVIIe siècle : le goût des anciens pour le simple et le naturel brille dans Molière et la Fontaine, mais ni dans l'Homme à bonnes fortunes, ni dans le Débauché de Baron. Aventures galantes de M. de Béthune, dit Cassepot. Querelle de M. le duc d'Estrées et de M. le duc de Gesvres. M. le Prince paraît les réconcilier. Il gagne son procès et fait rompre le testament de Mlle de Guise. che querelle à Mme la Duchesse, et fait si bien que le roi casse la chambre de ses filles d'honneur. Il en est désolé, tombe malade; Mme la Duchesse va le consoler et le distraire à Chantilly. Ml de Croissy remplace les filles d'honneur. Mme la Duchesse prend un ascendant singulier dans la maison de Condé ; elle se moque de son mari, qui s'en prend à la Bruyère. - Le philosophe rit de M. le Duc trop bien marié, de M. de Marsan mal marié, de M. de Mailly, l'heureux époux de Mlle de Sainte-Hermine. Satisfaction de Gourville qui vient d'obtenir son brevet d'honnête homme en faisant de la fausse monnaie. - Xaintrailles ne veut pas saluer la Bruyère : le moraliste n'en est pas plus fier pour cela. — Il examine les effrontés qui fourmillent à la cour. - Lanjamet et Lassay sont deux types curieux. Leur histoire pour ces gens-là le moraliste est un rustre, un Vulteius, un Vespasien. Il aime mieux être du peuple que des grands, mais il reconnaît qu'il n'est pas bon de passer pour un philosophe.

Le 26 janvier 1689, à trois heures, le roi et Monseigneur allèrent à Saint-Cyr (1), où l'on représenta pour la première fois la tragédie d'Esther. Pleine de grandes leçons d'amour de Dieu et de détachement du monde, cette pièce réussit à merveille. « A dire vrai, je ne pensais pas, avoua l'auteur (2), que la chose dût être aussi publique qu'elle l'a été. Mais les grandes vérités de l'Écriture et la manière sublime

(1) Dangeau, t. II, p. 310.

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dont elles y sont énoncées, pour peu qu'on les présente même imparfaitement aux yeux des hommes, sont si propres à les frapper; d'ailleurs ces jeunes demoiselles ont déclamé et chanté cet ouvrage avec tant de grâce, tant de modestie et de piété, qu'il n'a pas été possible qu'il demeurât renfermé dans le secret de leur maison. De sorte qu'un divertissement d'enfants est devenu le sujet de l'empressement de toute la cour. » Mme de Sévigné (1) parle ainsi de la sixième représentation d'Esther, où elle avait été invitée : « Je me mis au second banc, derrière les duchesses; le maréchal de Bellefonds vint se mettre à mon côté droit. Nous écoutâmes cette tragédie avec une attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien placées qui n'étaient peut-être pas sous les fontanges de toutes les dames. Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce c'est une chose qui n'est pas aisée à représenter et qui ne sera jamais imitée. C'est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet, qu'on n'y souhaite rien; les filles qui font des rois et des personnages, sont faites exprès; on est attentif et l'on n'a point d'autre peine que de voir finir une si aimable pièce ; tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant : cette fidélité de l'histoire sainte y donne du respect; tous les chants, convenables aux paroles tirées des Psaumes ou de la Sagesse, et mis dans le sujet, sont d'une beauté qu'on ne soutient pas sans larmes. La mesure de l'approbation qu'on donne à cette pièce, c'est celle du goût et de l'attention. » Le roi vint vers Mme de Sévigné et lui dit : « Madame, je suis assuré que vous avez été contente. » Elle répondit : « Sire, je suis charmée ; ce que je sens est au-dessus des paroles. » Le roi reprit : << Racine a bien de l'esprit. » Elle dit : « Oui, Sire, il en a beaucoup ; mais en vérité ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi : elles entrent dans le sujet comme si elles n'avaient jamais fait autre chose. — Ah! pour cela, il est vrai,» reprit le roi en s'en allant. Cette représentation fut la dernière de l'hiver. La pièce fut imprimée et fort goûtée du public. Le roi avait applaudi, Bossuet avait approuvé; M. le Prince avait pleuré; comment la Bruyère aurait-il pu, à la seule lecture, ne pas sentir le mérite singulier de cette pièce? Il goûtait moins peut-être les flatteries excessives du prologue; il admirait surtout la beauté simple et naturelle du sujet et le talent de l'auteur pour décrier

(1) Mme de Sévigné, 18 et 21 février 1689.

le vice sans blesser les vicieux; mais pouvait-il l'imiter? « Entre dire de mauvaises choses, écrivait-il (1), ou en dire de bonnes que tout le monde sait et les donner pour nouvelles, je n'ai pas le choix. >>

M. le ministre ou plénipotentiaire (2) du Brandebourg nous a laissé un portrait peu flatté de Racine à la cour de France. « Le mérite de ses pièces dramatiques, dit-il (3), n'égale pas celui qu'il a eu l'esprit de se former en ce pays-là, où il fait toutes sortes de personnages... Pour un homme venu de rien, il a pris aisément les manières de la cour. Les comédiens lui en avaient donné un faux air, il l'a rectifié ; et il est de mise partout, jusques au chevet du lit du roi où il a l'honneur de lire quelquefois, ce qu'il fait mieux qu'un autre. S'il était prédicateur ou comédien, il surpasserait tout en l'un et l'autre genre. C'est le savant de la cour; ainsi que le Duc, la Duchesse est ravie de l'avoir à sa table ou après son repas, pour l'interroger sur plusieurs choses qu'elle ignore : c'est là qu'il triomphe. Il débite la science avec beaucoup de gravité, il donne ses décisions avec une modestie suffisante qui impose. Il est bon grec, bon latin; son français est le plus pur, quelquefois élevé, quelquefois médiocre et presque toujours rempli de nouveauté. » Avec moins d'éclat, sur un théâtre plus étroit, voilà le rôle que la Bruyère, sans être comédien ni poète dramatique, jouait dans la maison de Condé. Nous avons vu ce qu'il disait auprès de M. le Duc; il s'est peint lui-même auprès de Mme la Duchesse (4): « Une belle femme est aimable dans son naturel; elle ne perd rien à être négligée, et sans autre parure que celle qu'elle tire de sa beauté et de sa jeunesse. Une grâce naïve éclate sur son visage, anime ses moindres actions : il y aurait moins de péril à la voir avec tout l'attirail de l'ajustement et de la mode. De même un homme de bien est respectable par lui-même, et indépendamment de tous les dehors dont il voudrait s'aider pour rendre sa personne plus grave et sa vertu plus spécieuse. Un air réformé, uue modestie outrée, la singularité de l'habit, une ample calotte, n'ajoutent rien à la probité, ne relèvent pas le mérite; ils le fardent, et font peut-être qu'il est moins pur et moins ingénu. >>

Perrault allait publier le deuxième volume de son Parallèle des

(1) Chap. v, no 72.

(2) Chap. X, no 12.

(3) Appendice à la Relation, p. 402 et 403.

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