Page images
PDF
EPUB

prise ne soit louée comme la vertu même, et que le bonheur ne tienne lieu de toutes les vertus. » M. le Duc opposait à ces critiques un silence dédaigneux.

Les jeunes gens se moquaient bien de ce que pouvait dire la Bruyère. «Que manque-t-il de nos jours à la jeunesse (1)? Elle pent et elle sait ; ou du moins quand elle saurait autant qu'elle peut, elle ne serait pas plus décisive. » A quoi M. le Duc répondait que la Bruyère était un sot. M. le Prince l'avait entendu sans y faire attention. Il était venu à la cour, non pour s'occuper de ces bagatelles, mais sur le bruit que le roi allait faire une grande promotion de chevaliers du Saint-Esprit, et pour obtenir le cordon de l'ordre en faveur de M. le comte de Lussan. C'était ce M. de Lussan qui, à Senef, quand Condé tomba blessé dans les bras de son fils, le tira de dessous son cheval, l'emporta sur ses épaules, le remonta et lui sauva la vie. Condé lui avait promis la décoration du Saint-Esprit, et M. de Lussan ne l'avait jamais reçue. Alors (2), quoique gentilhomme de la chambre de Condé, il s'était retiré en Languedoc et n'était pas revenu à la cour; il n'avait même pas assisté aux obsèques de Condé : il manquait de cœur, disait M. le Duc. « Faibles hommes (3)! Un grand dit de Timagène, votre ami, qu'il est un sot, et il se trompe. Je ne demande pas que vous répliquiez qu'il est homme d'esprit osez seulement penser qu'il n'est pas un sot. De même il prononce d'Iphicrate qu'il manque de cœur ; vous lui avez vu faire une belle action : rassurez-vous, je vous dispense de la raconter, pourvu qu'après ce qu'a dit un prince, vous vous souveniez encore de la lui avoir vu faire. » Timagène est le nom d'un vieil historien grec, et Iphicrate celui d'un général athénien, tous gens hors de mode.

M. le Duc, excité par ses succès, ne borna pas là ses plaisanteries. Le 26 octobre à Fontainebleau (4), on trouva dans la chambre des filles d'honneur de Mme la Dauphine un mauvais livre, intitulé l'École des filles (5), parce qu'il leur enseignait ce qu'elles ne devaient pas savoir. L'auteur avait été condamné à mort pour l'avoir publié. Ce livre était derrière le lit de Mlle de Montmorency d'Artois, la protégée

(1) Chap. VIII, no 77.

(2) Dangeau, t. II, p. 259. Addition de Saint-Simon.

(3) Chap. VIII, no 78.

(4) Dangeau.

(5) L'École des filles, par Hélot; Paris, 1672, ou Fribourg, 1668, mais imprimé en Hollande.

LA BRUYÈRE.

-

T. II.

2

de M. le Prince. - Grand scandale! On voulut savoir qui avait donné ce livre. Me de Montmorency répondit que c'était M. le Duc pour une de ses compagnes. Celle-ci nia fortement. On ne put éclaircir ce dernier point, tant il y eut de dits, redits et contredits sur le même sujet. La jeunesse est si heureuse, que tout lui sourit ; le mauvais livre avait le titre d'un livre de piété ou d'éducation, et il avait été accepté pour cela de la main de M. le Duc. La Bruyère explique ainsi ce qui se passa (1) : « On ouvre un livre de dévotion, et il touche; on en ouvre un autre qui est galant, et il fait son impression. Oserai-je dire que le cœur seul concilie les choses contraires, et admet les incompatibles? >> Toutefois la plus grande faute de Me de Montmorency était de n'avoir pas su se taire. Mais Mme de Montchevreuil alla faire ses plaintes au roi, qui déclara ne vouloir plus s'occuper de ces demoiselles. La chambre des filles allait donc être cassée : qu'allaient-elles devenir? La plus grande désolation régnait parmi elles. La Dauphine, pour les consoler, leur promit sa protection, si elles se conduisaient mieux.

au

On loua beaucoup la généreuse tolérance de Mme la Dauphine. Les princesses ne sont pas faites pour la solitude (2): elles se doivent an public. Encore qu'elles ne veuillent être qu'à Dieu, leur condition les oblige à se prêter quelquefois au monde, pour être comme des liens entre les souverains et les sujets qui les approchent, pour remplir les jours vides des courtisans et leur ôter l'ennui d'une triste et pénible oisiveté, pour calmer et suspendre par d'honnêtes et nécessaires divertissements les passions secrètes qui les dévorent, pour entretenir entre eux la paix et la société en les rassemblant tous les jours auprès du trône qu'ils révèrent. Les dames et les filles d'honneur qui entouraient les princesses devaient les aider à remplir ces fonctions politiques de la plus haute importance. Aussi la beauté heureuse, dit Saint-Simon (3), était sous Louis XIV la dot des dots. Une fille d'honneur, belle et considérée, qui savait cheminer dans une cour, fût-elle la fille d'un marmiton, comme Mme de Soubise, était sûre de faire une grande fortune par son mariage; ou si elle entrait dans une maison obérée sans y apporter un écu, comme Me de Laval en épousant M. de Roquelaure (4),

(1) Chap. IV, no 73.

(2) Fléchier, Oraison funèbre de la Dauphine.

(3) T. V, p. 78.

[ocr errors]

son art et son crédit pouvaient rendre cette maison l'une des plus solidement riches du royaume. Tout dépendait de la bienveillance du roi, ou plutôt, depuis que le roi était dévot, de la bienveillance de Mme de Maintenon. Or Mme de Maintenon était indignée de ce qu'elle voyait à la cour le prestige de sa puissance y avait attiré plus de dames qu'à l'ordinaire, et jamais il n'y eut plus de brouillerie avec les dames qu'à cette époque. Mme de Roquelaure fut insultée par un grand (1), qui se vantait d'avoir obtenu d'elle ce qu'elle ne lui avait point accordé. Elle se justifia fort bien; l'on prétendit qu'il était amoureux d'elle et qu'il avait voulu se venger de sa cruauté. Mme d'Arpajon, dame d'honneur de la Dauphine, et qui avait moins d'esprit que Mme de Roquelaure, eut querelle avec le marquis de Bellefonds, fils du maréchal. Le roi se mit en colère. Le maréchal de Bellefonds mena son fils auprès de Mme d'Arpajon lui demander pardon, et il emmena chez lui une de ses filles qui avait été jusque-là auprès de la Dauphine. La fin du séjour à Fontainebleau fut attristée par divers incidents de ce genre; à Versailles, ce fut encore pire. La cour pouvait changer de lieu, elle portait partout avec elle cette morale païenne qui accepte la raillerie comme une marque d'esprit. « O mon Dieu! que vous êtes heureuses! écrivait Mme de Maintenon aux dames de Saint-Cyr (2), que ne pouvezvous voir de plus près les peines qu'on prend ici pour avoir de la joie et du plaisir, sans pouvoir y parvenir! On est livré à toutes ses passions; rien ne retient, et l'on ne peut se divertir. » — « Il y a, dit la Bruyère (3), une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines misères. » C'est précisément cette espèce de honte qu'il éprouvait alors.

Mais les jeunes gens de la cour étaient en belle humeur : ils s'amusaient (4) à conter les nouvelles les plus compromettantes pour les demoiselles d'honneur de la Dauphine, et n'épargnaient personne. Les événements les plus simples devenaient des aventures romanesques pour ces jeunes fats qui voulaient montrer leur esprit (5). Ils faisaient parler les femmes les plus respectables, et mettaient dans leur bouche de petites façons de parler ridicules. La Bruyère était indi

(1) Dangeau.

(2) Lettres historiques, t. I, p. 55.

(3) Chap. XI, n° 82.

(4) Chap. v, no 11.

(5) Mercure galant, p. 44, no de novembre 1687. Réponse en vers d'une demoiselle à qui l'on conseille d'aimer

gné (1) : « Diseurs de bons mots, mauvais caractère : » je le dirais, s'il n'avait été dit. Ceux qui nuisent à la réputation ou à la fortune des autres, plutôt que de perdre un bon mot, concluait la Bruyère, méritent une peine infamante : cela n'a pas été dit, et je l'ose dire.

Tandis que M. le Duc avait sur les bras des affaires d'une telle importance, il ne pouvait ni entendre la Bruyère, ni achever de lire la Vie d'Henri IV, roi de France, par M. de Péréfixe, précepteur de Louis XIV. « L'on voit des gens brusques, inquiets, suffisants, qui, bien qu'oisifs et sans aucune affaire qui les appelle ailleurs, vous expédient, pour ainsi dire, en peu de paroles, et ne songent qu'à se dégager de vous; on leur parle encore, qu'ils sont partis et ont disparu. Ils ne sont pas moins impertinents que ceux qui vous arrêtent seulement pour vous ennuyer: ils sont peut-être moins incommodes (2). » Incommoder la Bruyère n'était pas un crime; mais offenser Mme de Maintenon, c'était une faute, et si grave qu'on ne la pardonnait point à M. le Duc. Heureusement M. le Prince avait de l'esprit pour son fils, et répara sa faute.

Le marquis de Nesle, fils aîné du marquis de Mailly et colonel du régiment de Condé, aimait la fille de M. de Coligny-Saligny, le héros de la bataille de Saint-Gothard et l'auteur des mémoires sur sa campagne de Hongrie. Ml de Coligny était encore belle et bien faite; lorsque M. de Nesle l'avait connue, elle passait pour un grand parti, parce que son frère unique était d'Église. Mais le père mourut, et l'abbé se sacrifia, dit de Visé (3), à la gloire de son nom; il renonça, pour la soutenir, à l'état ecclésiastique. Alors la fortune des Coligny lui revint presque entière. Néanmoins M. de Nesle épousa sa sœur secrètement, le 22 mars 1687, sans avoir consulté ni son père ni sa mère, qui tenaient beaucoup à la grande fortune. Le comte de Mailly fit mieux : plus jeune, plus hardi et plus ambitieux que M. de Nesle son frère, il épousa, le 8 juillet 1687 (4), Mlle de Saint-Hermine. Elle arrivait du Poitou, nupieds, sans bas, pauvre et gauche comme une provinciale ; mais sa cousine Mme de Maintenon l'appelait sa nièce. Les vieux Mailly, dit SaintSimon, trouvèrent ce mariage bien mauvais, pourtant il le fallut avaler La toute-puissante faveur de Mme de Maintenon égalait l'énorme for

[blocks in formation]

tune des Mailly. Alors M. de Nesle, pensant que son mariage valait bien celui de son cadet, finit par le déclarer, et demanda à ses parents de vouloir bien le reconnaître. La résistance des vieux Mailly était indomptable; ils voulaient d'autant moins pardonner à leur fils aîné, qu'avec leur pardon il fallait donner une dot. On accusait Mme de Maintenon de les soutenir, pour réserver leur héritage à sa nièce. M. le Prince aimait M. de Nesle, qui avait été blessé auprès de lui à la bataille de Senef, et il devinait les désirs de Mme de Maintenon. Il alla trouver le marquis et la marquise de Mailly, et leur démontra que leur fils aîné s'était cru obligé en honneur et conscience d'épouser Mlle de Coligny, avec laquelle il avait de grands engagements; et maintenant qu'elle était grosse de six mois, ils ne pouvaient plus lui refuser leur protection. M. le Prince, dit Saint-Simon (1) à ce propos, était un homme dont on avait peine à se défendre, quand il avait entrepris d'obtenir quelque chose par les grâces, par les délicates flatteries et par l'éloquence naturelle qu'il savait employer. Mais tout ce qu'il put obtenir fut que M. de Mailly verrait son fils. Il le vit; l'habileté de Mme de Maintenon fit le reste. Il consentit à donner une dot à son fils, mais non pas à loger le ménage. C'était tout ce que l'on voulait obtenir. Et Mme de Maintenon montra quelque indulgence pour M. le Duc et les jeunes gens de la cour. Sévère pour soi-même, elle n'était indulgente pour les autres (2) que par un excès de raison. M. le Prince l'avait bien deviné : il poussait jusqu'au plus haut degré l'art de lire dans le cœur d'autrui; mais personne ne fut plus aveugle pour lire dans le sien et juger ce qu'il faisait lui-même.

On célébra dans l'église Saint-Sulpice, à Paris, le service du bout de l'an de feu M. le Prince (3). La famille de Condé, une bonne partie de la cour et un grand nombre des personnes distinguées de la ville y assistèrent. M. le Prince donna ensuite à dîner à tous ceux qui voularent venir manger avec lui. Il y eut huit tables, qui furent servies à l'hôtel de Condé avec beaucoup d'ordre, de délicatesse et de magnificence. Ce prince, écrit l'un des convives, n'avait jamais rien fait où toutes ces choses ne se soient trouvées (4). On peut dire à sa gloire que jamais fils n'a travaillé avec plus de soin ni avec plus d'éclat à

(1) Addition au journal de Dangeau, 29 novembre 1687.

(2) Chap. IV, no 50.

(3) Mercure galant, no de décembre, p. 226.

(4) Ibid., p. 227.

« PreviousContinue »