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férentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la terre, dans les États et dans les empires! Quelle ignorance est la nôtre ! quelle légère expérience que celle de six ou sept mille ans! » Voilà, en peu de mots, l'un des meilleurs résumés de l'histoire de la civilisation que l'on eût fait alors. C'est la doctrine du progrès, sans exagération ni dans sa vitesse ni dans son étendue. Le fait incontestable est seul affirmé.

LA BRUYÈRE.

- T. II.

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CHAPITRE XXVII.

1689.

cette année.

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Importance des événements politiques en 1689. — État des affaires au commencement de Prophéties protestantes; inquiétudes des catholiques. Effet en France de l'arrivée du roi et de la reine d'Angleterre. - Accueil fait aux exilés. Sentiments de la cour; opinions diverses. Politique de Louis XIV. Plan de campagne pour l'année 1689, en trois parties contenir les nouveaux convertis en France; écarter l'ennemi des frontières; l'attaquer en Irlande. Louis XIV prend le parti de Jacques II contre les protestants. Discussions politiques à la cour de France. Ne pas confondre Hermagoras avec la Bruyère, qui devine la grandeur du prince d'Orange et suit les progrès de l'influence de Mme de Maintenon. Éducation du duc de Bourgogne. Beauvilliers, Fénelon, Fleury. Revers militaires en Irlande, en Flandre, en Allemagne imputés à Louvois. Le roi prend en dégoût le système de la dévastation. Triomphe de Seignelay, il devait peu durer. Dieu n'a besoin de personne. d'Innocent XI; élection d'Alexandre VIII. Le roi ne réussit en rien; pessimisme des politiques de la cour. L'égoïsme, cause d'erreurs en politique. Vues de la Bruyère sur les révolutions. Le philosophe ne porte pas envie au bonheur des rois.

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En 1789, qu'arrivera-t-il?

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Mort

Depuis longtemps l'on a l'habitude en France de parler du bien public et des affaires de l'État. « Soit royaume, soit république, il faut qu'on se plaigne, écrivait Me de Scudéry en 1680 (1). On voit des jeunes gens qui sont à peine hors de la conduite de leurs maîtres, prétendre pourtant être les réformateurs du gouvernement. On voit des femmes qui n'ont pas assez d'adresse pour se coiffer, dire aussi hardiment leur opinion sur les affaires d'État les plus difficiles, que si elles avaient la sagesse et l'expérience de Solon. Il serait moins étrange de voir les sept sages de la Grèce choisir des rubans, que de (1) Conversations sur divers sujets, t. I, p. 257-258.

voir tant de jeunes personnes de l'un et l'autre sexe régler l'État. » Jamais peut-être on n'avait tant parlé politique à la cour de France et dans la maison de Condé qu'au commencement de l'année 1689. On venait de faire à Versailles la grande promotion dans l'ordre du SaintEsprit. « La cour est pleine de cordons bleus, dit Mme de Sévigné (1). On ne fait pas de visite qu'on n'en trouve quatre ou cinq à chacune. Cet ornement ne saurait venir plus à propos pour faire honneur au roi et à la reine d'Angleterre, qui arrivent aujourd'hui à Saint-Germain. Ce n'est point à Vincennes, comme on disait. Ce sera justement aujourd'hui la véritable fête des rois, bien agréable pour celui qui protège et qui sert de refuge, et bien triste pour celui qui a besoin d'un asile. Voilà de grands objets et de grands sujets de méditation et de conversation. Les politiques ont beaucoup à dire. On ne doute pas que le prince d'Orange n'ait bien voulu laisser échapper le roi, pour se trouver sans erime maître de l'Angleterre ; et le roi, de son côté, a eu raison de quitter la partie plutôt que de hasarder sa vie avec un parlement qui a fait mourir le feu roi son père, quoiqu'il fût de leur religion. Voilà de si grands événements, qu'il n'est pas aisé de comprendre le dénouement, surtout quand on a jeté les yeux sur l'état et sur les dispositions de toute l'Europe. Cette même Providence qui règle tout, démêlera tout; nous sommes ici des spectateurs très aveugles et très ignorants. >> Bussy répondit, non sans ironie, du fond de sa province de Bourgogne (2): « Dieu, en me donnant la force de soutenir mes malheurs, me mit dans l'esprit un fonds inépuisable de pensées pour en parler; et, peur que mes tours et mes consolations ne s'usent à la fin, il détrône un roi à point nommé pour me fournir de la matière et pour me faire prendre patience. Il me persuade même que le prince qui le protège, qui est si heureux et si digne de l'être, n'a pas forcé la fortune en dormant, et que dans ses prospérités il a moins de repos que ma misère ne m'en laisse. Voici de grandes affaires, et l'Europe n'a jamais été plus brouillée : qui voudrait assurer par où cela finira serait bien présomptueux. »

de

Me de la Fayette, dans ses Mémoires de la cour de France, se place au point de vue de Louis XIV pour jeter un coup d'œil sur l'état de l'Europe à ce moment. « Le roi paraissait assez chagrin. Premièrement il était fort occupé, et il l'était de choses désagréables; car

(1) 6 janvier 1689, jour des Rois.

(2) Correspondance de Bussy, t. VI, p. 208.

le temps qu'un peu auparavant il passait à régler ses bâtiments et ses fontaines, il le fallait employer à trouver les moyens de soutenir tout ce qui allait tomber sur lui. L'Allemagne fondait toute entière sur la France; il n'avait aucun prince dans ses intérêts ; il n'en avait ménagé aucun : les Hollandais, on leur avait déclaré la guerre; les affaires d'Angleterre allaient si mal, que l'on craignait tout au moins qu'il n'y eût un accommodement entre le roi et le prince d'Orange qui retomberait entièrement sur nous; et on trouvait même que c'était le mieux qu'il nous pût arriver. Les Suédois, qui avaient été nos amis de tous temps, étaient devenus nos ennemis. Le roi d'Espagne disait qu'il voulait conserver la neutralité; mais celui-là par-dessus les autres ne faisait rien, et l'on s'attendait qu'il ne conserverait cette neutralité que jusqu'au temps où nous serions bien embarrassés : ainsi le roi voulait ou que les Espagnols se déclarassent, ou qu'ils lui donnassent deux villes, Mons et Namur, comme otages de leur foi. La proposition était dure, mais aussi nous ne pouvions avoir d'avantage considérable qu'en Flandre; et Namur nous était absolument nécessaire, parce que c'était le seul passage qu'eussent les Hollandais et les Allemands pour venir à notre pays. Nos côtes étaient fort mal en ordre M. de Louvois (1), qui a la plus grande part au gouvernement, n'avait pas trouvé cela de son district; il savait l'union qui était entre les deux rois, et cela lui suffisait. Les vues fort éloignées ne sont pas de son goût. Il fallait nécessairement que l'Angleterre et la Hollande se joignissent pour nous faire du mal. Cette jonction ue se pouvait imaginer chez lui, et Dieu seul avait pu prévoir que l'Angleterre serait en trois semaines soumise au prince d'Orange. Tout cela faisait qu'on avait négligé nos côtes. Le dedans du royaume n'inquiétait pas moins le roi. Il y avait beaucoup de nouveaux convertis qui gémissaient sous le poids de la force, mais qui n'avaient ni le courage de quitter le royaume, ni la volonté d'être catholiques : leurs ministres, qui étaient dans les pays éloignés, les avaient toujours flattés de se voir délivrer de la persécution dans l'année 1689 (2). Ils voyaient l'événement d'Angleterre qui commençait dans ce temps; ils recevaient tous les jours des lettres de leurs frères qui les fortifiaient encore davantage; et quand ils songeaient que tout le monde était contre le roi, ils ne

(1) Mémoires de la cour, écrits vers 1690.

(2) Correspondance de Louvois et autres, C. Rousset, t. III, p. 505.

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doutaient point du tout qu'il ne succombât et qu'il ne fût obligé de leur accorder le rétablissement de leur religion. Outre les nouveaux convertis, il y avait beaucoup d'autres gens malcontents dans le royaume, qui se joindraient à eux si la fortune penchait plus du côté des ennemis que du nôtre. Le roi voyait tout cela aussi bien qu'un autre, et l'on eût été inquiet à moins. Il ne fallait pas une moindre grandeur d'âme et une moindre puissance que la sienne pour ne pas se laisser accabler. »

Alors les catholiques eux-mêmes furent bien obligés de faire attention aux prophéties qui agitaient les protestants; la situation devenait trop menaçante (1). Si l'année 1689 devait être fatale à l'Église catholique, elle sera plus fatale encore à la France. On ne verrait que grandes crises d'affaires, que révolutions miraculeuses, en un mot, tout ce qui est le plus digne d'une année climatérique du monde. « L'insolence des nouveaux convertis et leurs faux bruits ont tellement intimidé les prêtres et les moines de mon pays, qu'ils sont toujours dans l'appréhension d'être égorgés, » écrivait Montgaillard à Louvois (2). «Que des hommes tranchent de l'avenir, disait Bossuet, soit qu'ils veulent tromper les autres, ou qu'ils soient eux-mêmes trompés par leur imagination échauffée, il n'y a rien de merveilleux : qu'un peuple entêté les croie, c'est une folie assez commune; mais qu'après que leurs prédictions sont démenties par les effets, on puisse encore vanter leurs prophéties, c'est un prodige d'égarement qu'on ne peut comprendre. » Bossuet publia son Avertissement aux protestants sur l'Apocalypse. Il explique ainsi la prophétie de 1689:

L'instinct prophétique s'était développé chez les protestants dès la naissance de la réforme par la lecture assidue de la Bible. Luther avait prédit que la papauté et l'empire turc devaient être renversés en même temps pendant qu'il boirait sa bière tranquillement au coin de son feu avec Armsdorf et Mélanchthon. Il y avait déjà longtemps que Luther, Armsdorf et Mélanchthon étaient morts; la papauté et l'empire turc vivaient encore. On laissa de côté l'empire turc, qui ne s'occupait guère des querelles des chrétiens; mais on s'acharna sur la papauté, qui ne voulait pas mourir, malgré ce que Daniel et saint Paul avaient révélé aux ministres protestants: alors Calviu déclara que, si le corps de la papauté subsistait encore, l'esprit et

(1) Avis important aux réfugiés, 1690 (attribué à Bayle).

(2) Hist. de Louvois, t. III, p. 505.

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