demandait le chapeau de cardinal, il se flatta de l'espoir d'acquérir une autorité suprême sur le clergé français. Vraiment il ne lui manquait plus que la tiare dans ses rêves ambitieux pour devenir un pape gallican! Voici ce que raconte son secrétaire, l'abbé Legendre. Lorsque, en octobre 1688 (1), le procureur général du parlement de Paris appela au futur concile des griefs qu'on avait reçus ou de ceux qu'on avait à craindre du pape Innocent XI, le prélat, pour appuyer cette procédure, assembla chez lui les évêques qui étaient à Paris, le chapitre de son église, les députés des collégiales, les curés de la ville et des fanbourgs, et les supérieurs de toutes les communautés. Il les entretint tous les uns après les autres, et les décida, soit par crainte, soit par persuasion, à faire acte d'adhésion. Le prieur de Saint-Germain des Prés, en le haranguaut au nom des communautés, lui dit, d'un ton élevé, que a ce qui faisait la gloire et la sécurité du clergé de Paris, c'est qu'il était présidé et conduit par un prélat dont les conseils valaient presque un concile et dont la science valait une Sorbonne entière ». Il se fit à ces mots un bruit sourd et confus, moins d'applaudissement que de surprise et d'indignation. « Ayant de la répugnance à mettre ces louanges peu raisonnables dans le procès-verbal que je rédigeais de cette assemblée, j'en parlai délicatement à M. l'archevêque, dit l'abbé Legendre; mais d'un air assez froid le prélat me dit pour réponse : « Le bonhomme est charmé et croit avoir dit merveille; voulez-vous le mortifier jusqu'à supprimer sa harangue ou à retrancher ce qu'il croit avoir dit de mieux? » Tant il est vrai, ajoute le secrétaire, que quelquefois il échappe des petitesses aux plus grands hommes. >> Ce grand homme pourra entasser sur sa tête tous les titres et tous les honneurs qu'il voudra; jamais il n'arrivera, quoi qu'il fasse, à la hauteur de l'évêque de Meaux. « Après le mérite personnel, disait la Bruyère (2), il faut l'avouer, ce sont les éminentes dignités et les grands titres dont les hommes tirent plus de distinction et plus d'éclat; et qui ne sait pas être un Érasme doit penser à être évêque. Quelques-uns, pour étendre leur renommée, entassent sur leurs personnes des pairies, des colliers d'ordre, des primaties, la pourpre, et ils auraient besoin d'une tiare; mais quel besoin a Trophime d'être cardinal?» Trophime (en grec, éducateur) est le précepteur du Danphin. (1) Mémoires de l'abbé Legendre, p. 85. La Bruyère ne pouvait pas être évêque; mais il savait être un Érasme, dans une certaine mesure, comme moraliste indépendant, par la modestie de son caractère et la sage réserve de ses critiques. C'est pourquoi, en tête de la quatrième édition des Caractères au verso du titre général, il mit cette inscription tirée d'Erasme (1): Admonere coluimus, non mordere; prodesse, non lædere; consulere moribus hominum, non officere. « Nous avons voulu avertir, non mordre ; être utile, non blesser; corriger les mœurs, sans offenser personne. » C'est la réponse d'Érasme aux critiques que lui avait faites Martin Dorpius sur son Éloge de la folie. La Bruyère répondait de même aux critiques qu'on lui fit sur les trois premières éditions des Caractères ou Mours de ce siècle; et, afin qu'il ne restât aucune incertitude sur sa pensée et ses intentions, il développa ainsi l'inscription tirée d'Érasme (2) : « Corriger les mœurs est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l'on doit le moins se promettre; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de le leur reprocher; ils seraient peut-être pires, s'ils venaient à manquer de censeurs et de critiques : c'est ce qui fait que l'on prêche et que l'on écrit. L'orateur et l'écrivain ne sauraient vaincre la joie qu'ils ont d'être applaudis; mais ils devraient rougir d'eux-mêmes s'ils n'avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges; outre que l'approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement des mœurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction... » Cette déclaration de la Bruyère se trouve dans la préface de sa quatrième édition ; sa quatrième édition diffère donc beaucoup des précédentes. Dans la première édition, le philosophe avait cru devoir se cacher derrière le gentilhomme de la maison de Condé; dans la quatrième édition, il ne dissimule plus sa philosophie; au contraire, il la montre, il l'affiche, il met sur sa porte enseigne de moraliste, une enseigne saillante, que tout le monde peut voir. Si maintenant on vient lui reprocher de parler comme un prédicateur, il s'en fait honneur et gloire. Si on le loue du succès de son livre, et de l'esprit qu'il y a mis, il répond (3) : « Le philosophe consume sa vie à (1) Erasmi Epistolarum, lib. XXXI, no 42. (2) Préface de la 4o édition. (3) Chap. I, n 34. observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule; s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire, pour faire l'impression qui doit convenir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure, s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre, et qu'il y a de l'esprit. Mais il leur renvoie tous leurs éloges, qu'il n'a point cherchés par son travail et par ses veilles. Il porte plus haut ses projets et agit pour une fin plus relevée : il demande des hommes un plus grand et plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs. >> CHAPITRE XXVI. MORALE POPULAIRE. 1688-1689. Obscurité de la quatrième édition. - Qu'entendait-il par le peuple? But de l'auteur. Originalité de sa morale populaire. Il passe en revue les différentes classes de la société depuis la plus basse jusqu'à la plus haute, et tire de cette revue une conclusion morale qui convient à toutes: il ne faut mortifier personne. Ensuite il applique ce précepte aux divers âges de l'homme indifféremment, à l'enfance, à la jeunesse, à l'âge mûr et à la vieillesse. Il traite des caractères de chaque âge et décrit les passions qui lui appartiennent, comme l'amour, l'amitié, l'ambition, l'avarice, la vanité, l'égoïsme et l'esprit de routine. - Il prouve avec Me Dacier que le cœur humain est toujours et partout le même, en Grèce, à Rome et à Paris. Mais s'il signale bien des vices et abus, il montre aussi des réformes dont il a été témoin. - Toujours préoccupé de l'intérêt du peuple, il déplore la guerre de la ligue d'Augsbourg. Peu lui importe la gloire militaire des grands et du roi; il veut être tranquille et jouir des douceurs d'un bon gouvernement. Aussi prévoit-il dans l'avenir des révolutions en France comme celle d'Angleterre. Du progrès dans les arts, dans les sciences et dans les institutions politiques. -- Le 15 février 1689, la quatrième édition de l'ouvrage de la Bruyère fut achevée d'imprimer. Il n'y avait rien de changé ni dans le Discours sur Théophraste, ni dans la traduction française des Caractères de Théophraste; mais les Caractères ou Mœurs de ce siècle avaient subi de tels changements que c'était un ouvrage nouveau, dit l'auteur luimême. D'abord, le volume était doublé : il contenait 764 remarques au lieu de 420; et parmi les 344 remarques inédites il y en avait bon nombre plus étendues que celles qui avaient été déjà publiées. Les seize chapitres, étrangement gonflés, n'avaient plus la même composi tion pour faire de la place aux nouvelles remarques, l'auteur avait transposé plus de 300 remarques anciennes, soit dans les mêmes chapitres, soit d'un chapitre dans l'autre. S'il y avait peu de méthode daus la première édition, il y en eut encore moins dans la quatrième. De là une évidente confusion dans l'ensemble des chapitres, et une certaine obscurité dans bien des remarques. L'auteur ne l'ignorait pas; car il disait (1): « Les sots lisent un livre et ne l'entendent point; les esprits médiocres croient l'entendre parfaitement; les grands esprits ne l'entendent quelquefois pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair; les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l'est point et ne pas entendre ce qui est fort intelligible. » L'auteur profita de cette confusion et de ces obscurcités, non seulement pour se protéger contre les attaques des lecteurs malintentionnés, mais encore pour faire accepter de son public quelque chose de plus rare et de plus hardi. Mlle de Scudéry, dans ses Nouvelles conversations de morale (2), décrit la maison de campagne de Zénobie, l'une de ses héroïnes. Rien n'y manquait pour le plaisir de ses hôtes. Outre les enchantements d'un site magnifique, de frais ombrages, de charmantes promenades, et le voisinage de jolies rivières, on trouvait dans cette maison un billard, un clavecin, des guitares, des théorbes, tout ce qui peut servir à l'amusement, et les livres nouveaux les plus agréables à lire : les Essais de morale de Nicole, la morale universelle, la morale de Tacite, la morale d'Épicure, la morale de la cour, la morale à la mode, la morale galante, la morale des politiques, la morale des dames, jusqu'à la morale des hypocrites. Il ne fallait pas y chercher une morale du peuple, c'était inconnu. On s'occupait beaucoup de morale dans les conversations, dans les romans, dans les sermons et même au théâtre; mais dans la société polie on professait un tel dédain pour les mœurs du peuple, qu'on n'y faisait guère attention que pour s'en moquer. Aussi Mlle de Scudéry n'enseignait sa morale qu'à la bonne compagnie, et elle avait raison qu'est-ce que le peuple aurait pu comprendre à l'analyse minutieuse des sentiments divers de deux caméléons qui ressemblent beaucoup à des courtisans, et à l'histoire authentique de la coquetterie dans tous les temps, mais surtout pendant la jeunesse de la vénérable octogénaire? Les dames et les demoiselles de Saint : (2) Achevé d'imprimer, 30 juin 1688, t. I, p. 5. |