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Te Rome. On ne fauroit dire s'il eut fujet de remercier la nature, ou bien de fe plaindre d'elle: car en le douant d'un très-bel efprit elle le fit naître difforme & laid de vitage, ayant à peine figure d'homme, jufqu'a lui refufer prefque entiérement l'ufage de la parole. Avec ces défants, quand il n'auroit pas été de condition à être efclafe, il ne pouvoit manquer de le devenir. Au refte, fon ame fe maintint toujours libre & indépendante de la fortune.

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un

Le premier maître qu'il eut l'envoya aux champs labourer la terre, foit qu'il le jugeât incapable de toute autre chofe, foit pour s'ôier de devant les yeux un objet fi défagréable. Or il auriva que ce maître étant allé voir fa maifon des champs payfan lui donna des figues: il les trouva belles &les fit ferrer fort foigneufement, donnant ordre à fon fommelier, appelé Agathopus, de les lui apporter au fortir du bain. Le hafard voulut qu'Efope eût affaire dans le dogis. Aufli-tôt qu'il y fut entré, Agathopus fe fervit de l'occafion & mangea les figues avec quelques-uns de fes camarades: puis ils rejetérent cette friponnerie fur Efope, ne croyant pas qu'il se pût jamais juftifier, tant il étoit bégue & paroiffoit idiot. Les châtimens dont les anciens ufoient envers leurs efclaves étoient fort cruels & cette faute très-puniffable. Le pauvre Efope fe jeta aux pieds de fon maître, & fe faifant entendre du mieux qu'il put, il témoigna qu'il demandoit pour toute grace qu'on fursit de quelques momens fa punition. Cette grace lui ayant été accordée, il alla quérir de l'eau tiède, la but en présence de fon feigneur, fe mit les doigts dans la bouche, & ee qui s'ensuit, fans rendre autre chofe que cette eau feule. Après s'être ainfi juftifié, il fit figne qu'on obligeât les autres d'en faire autant. Chacun demeura furpris: on n'auroit pas eru qu'une telle invention pût partir d'Efope. Agathopus & fes camarades ne parurent point étonnés. Ils burent de l'eau comme le Phrygien avoit fait, & fe mirent les doigts dans la bouche; mais ils fe gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L'eau ne laila pas d'agir

de mettre en évidence les figues toutes crues encore & tantes vermeilles. Par ce moyen Elope le garantit';

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fes accufateurs furent punis doublement pour leus gourmandife & pour leur méchanceté.

Le lendemain, après que leur maître fut parti, & le Phrygien étant à fon travail ordinaire, quelques voyageurs égarés, (aucuns difent que c'étoient des prêtres de Diane) le prièrent au nom de Jupiter hofpitalier, qu'il leur enfeignât le chemin qui conduifoit à la ville. Efope les obligea premièrement de fe repofer à l'ombre: puis leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, & ne les quitta qu'après qu'il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, & prièrent Jupiter de ne pas laiffer cette action charitable fans récompenfe. A peine Efope les eut quittés, que le chaud & la laffitude le contraignirent de s'endormir. Pendant fon fommeil il s'imagina que la fortune étoit debout devant lui, qui lui délioit la langue, & par même moyen lui faifoit préfent de cet art dont on peut dire qu'il eft F'auteur. Réjoui de cette aventure, il s'éveilla en furfaut; & en s'éveillant: Qu'eft-ceci? dit-il: ma voix eft devenue libre; je prononce bien un rateau une charrue, tout ce que je veux. Cette merveille fut caufe qu'il changea de maître; car, comme un certain Zénas qui étoit là en qualité d'économe & qui avoit l'œil fur les efclaves, en eut battu un outrageufement pour une faute qui ne le méritoit pas, Efope ne put s'empêcher de le reprendre, & le menaça que fes mauvais traitemens feroient fus. Zénas, pour le prévenir, & pour le venger de lui alla dire au maître qu'il étoit arrivé un prodige dans fa maifon; que le Phrygien avoit recouvré la parole; mais que le méchant ne s'en fervoit qu'à blafphemer & à médire de leur feigneur. Le maître le crut, & paffa bien plus avant; car il lui donna Efope, avec liberté d'en faire ce qu'il voudroit. Zénas de retour aux champs, un marchand alla le trouver, & lui demanda fi pour de l'argent il le vouloit accommoder de quelque bête de fomme. Non pas cela, dit Zenas, je n'en ai pas le pouvoir; mais je te vendrai fi tu veux un de nos efclaves. Là-deffus ayant fait venir Efope, le marchand dit: Eft-ce afin de te moquer que tu me propoles l'achat de ce per

fonnage? On le prendroit pour une outre. Dés que, le marchand eut ainfi parlé, il prit congé d'eux, partie murmurant, partie riant de ce bel objet. Efope le rappela, & lui dit: achete-moi hardiment, je ne te ferai pas inutile. Si tu as des enfans qui crient & qui foient méchans, ma mine les fera taire, on les menacera de moi comme de la bête. Cette raillerie plut au marchand. I acheta notre Phrygien trois oboles, & dit en riant: Les dieux foient loués! je n'ai pas fait grande acquifition, à la vérité; aufli n'ai-je pas débourfé grand argent.

Entr'autres denrées, ce marchand trafiqucit d'efclaves; fi bien qu'allant à Ephefe pour fe défaire de ceux qu'il avoit, ce que chacun d'eux devoit porter pour la commodité du voyage fut départi felon leur emploi & felon leurs forces. Efope pria que l'on eût égard à fa taille, qu'il étoit nouveau venu, & devoit être traité doucement, Tu ne porteras rien fi tu veux, lui repartirent fes camarades. Efope fe piqua d'honneur, & voulut avoir fa charge comme les autres. On le laiffa donc choifir. Il prit le panier au pain: c'étoit le fardeau le plus pefant. Chacun crut qu'il l'avoit fait par bêtife mais des la dinée le panier fut entamé, & le Phrygien déchargé d'autant; ainfi le foir, & de même le lendemain; de façon qu'au bout de deux jours il marchoit à vuide. Le bon fens & le raifonnement du perfonnage furent admirés. Quand au marchand, il fe défit de tous fes efclaves, à la réferve d'un grammairien, d'un chantre & d'Efope, lefquels il alla expofer en vente à Samos. Avant que de les mener fur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu'il put, comme chacun farde fa marchandife; Efope au contraire, ne fut vêtu que d'un fac, & placé entre les deux compagnons, afin de leur donner luftre. Quelques acheteurs fe préfentèrent entr'autres un philofophe appelé Xantus. Il demanda zu grammairien & au chantre ce qu'ils favoient faire. Tout, reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien, on peut s'imaginer de quel air. Planude rapporte qu'il s'en fallut peu qu'on ne prit la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit fon chantre mille oboles, fon grammairien trois milles

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en cas que l'on achetât l'un des deux, il devol donner Efope par-deffus le marché. La cherté du grammairien & du chantre dégoûta Xantus: mais pour ne pas retourner chez foi fans avoir fait quelque emplette, fes difciples lui confeillèrent d'acheter ce petit bout d'homme qui avoit ri de fi bonne grace on en feroit un épouvantail, il divertiroit les gens par fa mine, Xantus fe laiffa perfuader, & fit prix d'Efope à foixante oboles. Il lui demanda, devant que de l'acheter, à quoi il lui ferois propre, comme il l'avoit demandé à fes camarades. Efope répondit: A rien, puifque les deux autres @voient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreufement à Xantus le fou pour livre, & lui en donnèrent quittance fans rien payer. Xantus avoit une femme de goût affez délicat & à qui toutes fortes de gens ne plaifoient pas: f bien que de lui aller préfenter férieufement fon nouvel efclave, il n'y avoit pas d'apparence, * moins qu'il ne la voulût mettre en colère, & fo faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d'en faire un fujet de plaifanterie, & alla dire au logis qu'il venoit d'acheter un jeune efclave, le plus beau du monde & le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui fervoient fa femme fe penserent battre à qui l'auroit pour fon ferviteur; mais elles furent bien étonnées quand le perfonnage parut. L'une fe mit la main devant les yeux, l'autre s'enfuit, l'autre fig un cri. La maîtreffe du logis dit que c'étoit pour la shaffer qu'on lui amenoit un tel monftre; qu'il avoit long-temps que le philofophe fe laffoit d'elle. De parole en parole le différent s'échauffa jufqu'à tel point, que la femme demanda fon bien, & voulut fe retirer chez fes parens. Xantus fit tant par La patience, & Efope par fon efprit, que les chofes s'accommodèrent. On ne parla plus de s'en aller & peut-être que l'accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel efclave.

Je laifferai beaucoup de petites chofes où il fit paroître la vivacité de fon efprit; car, quoiqu'on puiffe juger par-là de fon caractère, elles font de trop peu de conféquence pour en informer la pofBérité. Voici foulement un échantilles de fon box

fens & de l'ignorance de, fon maître. Celui-ci alla chez un jardinier fe choifir lui-même une falade. Les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui fatisfaire Pefprit fur une difficulté qui regardoit la philofophie auffi-bien que le jardinage. C'eft que les herbes qu'il plantoit, qu'il cultivoit avec un grand foin, ne profitoient point autant que celles que la terre produifoit d'elle-même fans culture ni amendement. Xantus rapporta le tout à la providence,

comme

on a coutume de faire quand on eft court. Efope fe mit à rire, & ayant tiré fon maître à part, il lui confeilla de dire à ce jardinier, qu'il lui avoit fait une réponse ainfi générale, parce que la queftion n'étoit pas digne de lui; il le laiffoit donc avec fon garçon, qui affurément le fatisferoit. Xantus s'étant allé promener d'une autre côté du jardin, Efope compara la terre à une femme, qui, ayant des enfans d'un premier mari, en épouferoit un fecond, qui auroit aufli des enfans d'une autre femme. Sa nouvelle époufe ne manqueroit pas de concevoir de l'averfion pour ceux-ci, & leur teroit la nourriture, afin que les fiens en profitaffent. Il en étoi ainfi de la terre, qui n'adoptoit qu'avec peine les productions du travail & de la culture, & qui réfervoit toute fa tendreffe & tous fes bienfaits pour les fiennes feules: elle étoit marâtre des unes, & mere paffionnée des autres. Le jardinier parut A content de cette raifon, qu'il offrit à Efope tout se qui étoit dans fon jardin.

Il arriva quelque temps après un grand différent entre le philofophe & fa femme. Le philofophe étant de feftin mit à part quelques friandifes, & dis

Efope: Va porter ceci à ma bonne amie. Efope l'alla donner à une petite chienne qui étoit les délices de fon maître. Xantus de retour ne manqua pas de demander des nouvelles de fon préfent, &

on l'avoit trouvé bon. Sa femme ne comprenoit rien à ce langage: on fit venir Efope pour l'éclaicir. Xantus, qui ne cherchoit qu'un prétexte pour le faire battre, lui demanda s'il ne lui avoit pas dit expreflément: Va-t-en porter de ma part ces friandifes à ma bonne amie. Efope répondit là-deffus. que la bonne amie n'étoit pas la femme, qui, pen

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