Page images
PDF
EPUB

A

MONSIEUR ÉMILE FAGUET

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

163406

PREFACE

Sainte-Beuve écrit, dans le troisième volume de. ses Causeries du lundi :

a

" Il y deux Fontenelle très distincts, bien que, dans une étude attentive, on n'ait pas de peine à retrouver toujours l'un jusqu'au milieu de l'autre. Il y a le Fontenelle bel esprit, coquet, pincé, damoiseau, fade auteur d'églogues et d'opéras, rédacteur du Mercure galant, en guerre ou en chicane avec les Racine, les Despréaux, les La Fontaine; le Fontenelle loué par de Visé et flagellé par La Bruyère; et à travers ce Fontenelle primitif, à l'esprit mince, au goût détestable, il y en a un autre qui s'annonce de bonne heure et se dégage lentement, patiemment, mais avec sûreté, fermeté et certitude; le Fontenelle disciple de Descartes en liberté d'esprit et en étendue d'horizon, l'homme se plus dénué de toute idée préconçue, de toute prévention dans l'ordre de la pensée et dans les matières de l'entendement; comprenant le monde moderne et l'instrument, en partie

a

nouveau, de raisonnement exact et perfectionné qu'on y exige, s'en servant avec finesse, avec justesse et précision, y insinuant l'agrément qui fait pardonner la rigueur et qui y réconcilie les moins sévères; en un mot, il y a le Fontenelle, non plus des ruelles ni de l'Opéra, mais de l'Académie des sciences, le premier et le plus digne organe de ces corps savants que lui-même a conçus dans toute leur grandeur et leur universalité, quand il les a nommés les États généraux de la littérature et de l'intelli

gence. »

Toute la raison d'être et tout l'intérêt d'une étude sur Fontenelle sont contenus dans ces lignes. Essayer de faire voir comment l'auteur des Pastorales et des Lettres galantes a pu être aussi celui des Entretiens sur la Pluralité des Mondes et de l'Histoire des oracles, essayer surtout de montrer dans Fontenelle un des principaux ouvriers de la transformation profonde qui s'est accomplie du dix-septième au dix-huitième siècle, si profonde qu'à une époque de foi, d'autorité et de tradition a succédé une époque d'indépendance, d'incrédulité et de libre examen : c'est tout le dessein des pages qui suivent, et ce doit être une excuse à leur longueur. Fontenelle a évolué, comme nous disons aujourd'hui, mais il a encore plus aidé son temps à évoluer avec lui; et si la première évolution n'a qu'un intérêt limité à l'importance du personnage, qui est réelle, mais qu'il ne

faut pas exagérer, la seconde au contraire est capitale. On ne peut pas dire de Fontenelle qu'il occupe une place éminente dans l'histoire de la littérature: il est au premier rang dans l'histoire des idées; c'est l'introducteur naturel du dix-huitième siècle, et Voltaire et Diderot n'ont pas eu de précurseur plus authentique - ni surtout plus influent.

Le désir de bien mettre en évidence les progrès que la pensée française a accomplis avec lui explique la composition de notre étude. Jusqu'au jour où l'Académie des sciences l'eut choisi pour secrétaire perpétuel, Fontenelle a été à la fois bel esprit, philosophe et homme de science. Il n'a pas craint d'écrire des Lettres galantes après ses Dialogues, et il a eu le mauvais goût de publier des Pastorales après son Histoire des oracles, laissant ainsi frivole et sérieux alterner dans ses livres avec la plus fâcheuse régularité. Suivre donc l'ordre chronologique dans leur examen eût été conserver à l'oeuvre de Fontenelle sa dispersion, sa confusion apparentes; le souci de l'unité et la logique intime de notre sujet exigeaient une autre disposition. Sans tenir compte de la date où ils furent publiés, nous avons réuni en groupes distincts les ouvrages de Fontenelle, suivant qu'ils se rapportaient à la littérature, à la science ou à la philosophie. On voit ainsi avec plus de netteté comment du simple bel esprit le grand esprit s'est enfin dégagé par une ascension lente, mais sûre; et si l'in

« PreviousContinue »