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plus de finesse, et l'Histoire des oracles sera sa revanche. Pour l'instant, il revient à la science, moins dangereuse, et plus utile. D'ailleurs, personne ne ressemble moins que lui à un savant de cabinet. Loin d'en affecter les mœurs bourrues et le caractère distrait ou rébarbatif, il a une aversion naturelle pour tout ce qui peut sentir son pédant. Il n'est complètement lui-même que dans un salon, et ses brillantes facultés ont besoin d'un auditoire féminin pour s'épanouir dans toute leur grâce. Figure aimable, air du monde répandu sur toute sa personne, imagination vive et légère remplie d'idées riantes, esprit facile, tours fins et délicats, expressions toujours heureuses, souvent piquantes, il a déjà tout ce qu'il faut pour réussir à souhait dans le seul rôle qu'il ait jamais ambitionné, et qui n'est point celui d'écrivain. En attendant d'être un des rois de la conversation à Paris, il l'est à Rouen, et il prélude là-bas, auprès de quelque obscure précieuse, aux triomphes qu'il remportera un jour chez Mme Geoffrin ou chez Mme de Lambert. Dès qu'il ouvre la bouche, il se fait tout autour de lui comme une attention admirative. Car c'est un personnage, en Normandie, que M. de Fontenelle. Il est apparenté à deux grands poètes, il a écrit au Mercure, fait jouer des opéras, publié deux livres, les plus ingénieux et les plus galants du monde : que de titres à l'admiration des « caillettes" provinciales! Elles l'attirent, elles le choient, elles le gâtent. Pas de fête complète, s'il n'est pas là. C'est qu'aussi bien sa présence est partout indispensable; il les fournit d'idées, de mots, de jugements; il met à leur portée, il abaisse au

recueil intitulé : Le triomphe de la religion sous Louis le Grand, imprimé à Paris, chez Langlois, en 1687.

niveau de leur intelligence les études les plus austères,

les plus rébarbatives, les plus terribles; il leur donne - comme il sait en donner des leçons d'astronomie,

et il leur explique le ciel.

belles marquises» de

C'est, en effet, à une de ces province que nous devons, à ce qu'il semble, les Entretiens sur la pluralité des mondes. En dépit de son origine et de son inspiration, le livre n'est pas mauvais; il est même un des meilleurs de Fontenelle. C'est que le fond était sérieux cette fois. Il s'agissait de science, et la science lui a toujours porté bonheur.

Il passait presque tous les ans la plus grande partie de la belle saison au château de la Mésangère, dans les environs de Rouen. A force de se promener dans le parc avec la marquise, finit-il par se persuader qu'il en était amoureux? Toujours est-il qu'elle paraît avoir assez vivement occupé sa pensée. C'est elle dont il serait question dans la première églogue, où Alcandre regrette l'absence de sa maîtresse pendant une fête :

et,

Elle aurait mis en nœuds sa longue chevelure,
La jonquille à ces nœuds eût servi de parure;
Elle est jaune, Iris brune, et sans doute l'emploi
De cueillir cette fleur ne regardait que moi;

toujours au dire de Le Cat, à qui nous empruntons ces détails, - une cinquantaine d'années après la publication des Entretiens, on pouvait voir encore dans le parc, sur l'écorce des hêtres de l'allée principale, les vers que Fontenelle y avait gravés en son honneur. La marquise et son adorateur ont-ils eu réellement dans le fameux parc des conversations sur l'astronomie? et lui a-t-elle demandé d'en fixer par écrit le souvenir? On ne sait; et la question d'ailleurs est sans importance.

Mais la marquise des Entretiens est bien la marquise de la Mésangère; et Fontenelle lui-même a conté à l'abbé Trublet que, lorsqu'il donna lecture de son livre, « la femme de chambre de Mme de la Mésangère, qui était présente, reconnut sa maîtresse dès les premières pages et même le parc de la Mésangère », cette femme de chambre avait beaucoup d'imagination, « et se mit à sourire. Cette dame, ne voulant pas que le public la reconnût aussi, dit à M. de Fontenelle qu'il fallait un peu diminuer la ressemblance, et de brune qu'elle était il la fit blonde'. » (Mercure, août 1758).

Du premier jour, la Pluralité des mondes obtint le plus vif succès 2, et le Mercure exagère à peine quand il le constate et en essaie l'explication (janvier 1686). « Vous vous fàchez il y a longtemps de ce que l'auteur des Dialogues des morts vous a mise en goût pour ses ouvrages et que vous ne voyez plus rien de lui. Cessez de vous plaindre. Il fait imprimer un livre nouveau qui, quoi qu'il soit de philosophie, est tourné si galamment que la matière n'a rien de sauvage. Ainsi, non seulement vous le trouverez fort agréable, mais je puis vous assurer que vos amies entreront sans peine dans

1 Trublet ajoute : « C'était une très belle femme. On a son portrait à Rouen par la célèbre Mlle Cheron. »

2 « Pour revenir aux Entretiens, je dis qu'ils sont d'un caractère fort peu commun. C'est un résultat de mille pensées diverses, où l'on trouve des plaisanteries galantes, des railleries fines, des moralités profondes et enjouées, un essor d'imagination aussi vaste et aussi libre qu'on en puisse voir, une grande vivacité; tout cela soutenu d'un fond de physique et d'astronomie qui débrouille bien des choses, dans le système de M. Descartes. Il est certain que tout en riant on nous fournit ici plusieurs grandes vues ». Nouvelles de la République des Lettres, mai 1686. L'article a plus de quatre grandes colonnes. Et Bayle parle encore de « l'agrément des Mondes, 28 mars 1693, Lettre à M. Lenfant.

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tout son raisonnement. L'approbation qu'il a déjà eue dans quelques lectures particulières fait connaître que, s'il l'a fait attendre longtemps, c'est parce qu'il n'a rien voulu hasarder qui ne répondit en quelque sorte à la réputation que ses Dialogues lui ont acquise... Le dessein en est extrêmement singulier. La physique y est amenée à la portée des dames, sans exception, quand même elles n'en auraient jamais entendu parler. Elle y est soutenue de toutes les réflexions morales que le sujet peut produire; elle y est ornée de traits d'histoire, et égayée par tous les agréments, même de galanterie, qui peuvent naître de la conversation d'un homme et d'une femme d'esprit. Enfin, c'est de la philosophie déguisée qui, avec la vérité qu'elle doit toujours avoir, a des grâces qu'elle n'a pas ordinaire

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Le journaliste ne dit pas si mal, et il voit juste. A cette date de 1686 et avec le livre de la Pluralité des mondes, quelque chose a déjà commencé, qui va croître rapidement et s'implanter si avant dans tous les esprits que le dix-huitième siècle à ses débuts en gardera la marque caractéristique. Il y a quatorze ans à peine que Molière a fait jouer ses Femmes savantes, et le courant qu'il a essayé d'arrêter sera bientôt irrésistible. On ne rougira plus d'être savante ou de le paraître; au contraire, c'est un titre que l'on recherchera et dont on se fera gloire. Bourgeoises et marquises, elles voudront toutes savoir « ce qui se passe dans la lune », au risque d'ignorer complètement ce qui se passe chez elles. Comme toutes les modes, celle-là fera fureur. Fontenelle n'a pas peu contribué à la répandre; plus que personne il a hâté le mouvement qui emportait alors

les mondains vers la science; et le jour n'est pas loin où l'Académie des sciences elle-même le reconnaîtra et l'en récompensera, en le choisissant pour secrétaire perpétuel.

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Voilà donc notre bel esprit en voie de sortir de son obscurité. Il ne s'impose pas encore à l'attention, mais il l'attire. On sait, désormais, qu'il y a là-bas, à Rouen, un fervent disciple de Descartes, qui, d'ailleurs, n'accepte pas aveuglément toutes les idées du philosophe, puisqu'il vient d'en discuter quelques-unes avec le P. Malebranche, dans ses Doutes sur les causes occasionnelles. On sait aussi, et surtout, qu'il est capable de mettre tout le système en beau langage, et comme c'est le temps où le cartésianisme va remporter ses plus beaux triomphes, on lui saura gré d'en avoir plaidé et gagné la cause dans les salons. En attendant de bénéficier ainsi du succès de la doctrine, il est des premiers à en tirer les conséquences logiques et à en dégager l'esprit latent. Il le fait avec une simplicité tranquille et hardie, sans fracas, mais avec une précision et une pénétration singulières. Trop avisé pour heurter de front les croyances traditionnelles, il a recours à un subterfuge qui ne trompera que les âmes naïves. Avec sa bonhomie habituelle et sa finesse toujours souriante, il fera voir le ridicule des préjugés des anciens, laissant au lecteur réfléchi le soin de faire de ses principes des applications plus modernes et plus dangereuses. Il prélude sans bruit aux grandes batailles futures, il les rend possibles, il les fait désirer peut-être. Sous son allure si réservée, si discrète, et parfaitement inoffensive en apparence, l'Histoire des oracles est la première des attaques que l'esprit du dix-huitième siècle va mener

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