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çaises généralement estimées que celles de Balzac et de Voiture; mais le style élevé des unes ne serait plus propre aujourd'hui que pour les harangues; et les pointes et les applications de proverbes qui règnent dans les autres, quoique très heureuses et très spirituelles, ne seraient plus à la mode, surtout si elles étaient perpétuellement affectées, comme elles l'ont été par Voiture. » Les Lettres galantes ressemblent à celles de Voiture « par la naïveté de l'enjouement et les grâces du badinage », mais elles leur sont supérieures parce qu'elles sont « naturelles, sans avoir rien de commun, et enjouées avec beaucoup d'agrément et de noblesse tout ensemble. L'air du monde y est répandu partout et on y reconnaît toujours un cavalier à qui une heureuse naissance et un long usage ont donné une conversation vive et fine et un style pour les lettres semblable à la conversation. L'amour n'y est point traité sérieusement, mais toujours avec un badinage poli; et il s'y trouve en beaucoup d'endroits ou des traits de satire ou des peintures de caractère ou de petites leçons même sur de certaines rencontres de la vie qui font voir que l'auteur n'a pas vu le monde sans faire des réflexions et justes et agréables ». Au surplus, ce sentiment n'est pas seulement celui du journaliste':

1 Il n'est pas besoin de dire que Trublet aimait assez les Lettres galantes. Du moment qu'elles étaient de Fontenelle!... Cf. Mercure, août 1758. Il se plaint que les éditions, à partir de la troisième, aient été " trop diminuées »> : car enfin, "C à s'il est des écrivains dont il ne faille rien perdre, du moins de ce qu'ils ont fait dans leur bon temps, c'est surtout de M. de Fontenelle ». »BOUILLIER, dans ses Pièces philosophiques et littéraires, 1759, p. 274-295, défend lourdement les Lettres galantes contre Voltaire, qu'elles exaspéraient. Forme, matière tout lui en parait « à l'abri de tout reproche »; « on n'a guère vu d'amusement philosophique aussi aimable que celui-là;..... si l'esprit y

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« c'est celui de beaucoup de connaisseurs. Ils trouvent que ce chevalier d'Her... ne veut pas faire connaître tout ce qu'il sait, qu'il se joue finement de sa matière et qu'il badine en philosophe galant dont l'esprit aisé s'accommode à tout ». Et l'article se termine sur la même interrogation: Quel est l'auteur des Lettres?

L'invitation était pressante, - et flatteuse, après tant de compliments, dont quelques-uns étaient capables de faire rougir Fontenelle par leur extravagance, si Fontenelle avait pu rougir d'entendre louer une œuvre qu'il n'avait pas eu honte d'écrire. Mais il ne se déclara point'. Les Lettres cependant avaient du succès, ce qui en dit long sur le goût de l'époque! Une seconde édition fut bientôt nécessaire. Notre rusé Normand n'aida point le public à trancher cette irritante question de paternité. Il se contenta d'une déclaration assez entortillée et ambiguë. « Quant à cet auteur, il n'est pas si aisé à deviner qu'on le croirait bien; et ce qui a servi à le cacher c'est que ceux à qui on a faussement attribué cet ouvrage n'ont pas cru qu'il leur fit assez de tort pour s'en défendre bien sérieusement 2. » Il ne l'avoua

brille, ce n'est jamais aux dépens du bon sens », etc., etc. Le goût de Bouillier était aussi sûr que celui de Trublet. Ce qu'il y a de surprenant, et de caractéristique, c'est que Bayle les aimait aussi (Cf. Nouvelles de la République des Lettres, décembre 1686). « Elles sont d'un style agréable, vif, naturel....... On y trouve cent jolis traits, et un feu d'imagination (Bayle se contentait à bon compte!) qui a bien des agréments et qui pour l'ordinaire ne donne pas dans la fausse plaisanterie, » etc. Malgré tous ses efforts, Boileau, on le voit, n'avait réussi qu'à demi, et les terribles attaques des Satires n'avaient pas triomphé du mauvais goût.

1 Quelques aventuriers de lettres en profitèrent pour s'attribuer la composition des Lettres galantes. C'est ainsi qu'un «M. Grossemant d'Hermainville, né à Pont de Veyle, en Bresse », s'en déclara l'auteur et le fit croire en Bretagne, « où il a demeuré longtemps.

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Avertissement de la seconde édition des Lettres du chevalier d'Her...

jamais, tout en se défendant mollement quand on le pressait un peu sur cet article. Jusqu'à la fin, le bel esprit, chez Fontenelle, fit échec au bon goût et au simple bon sens.

En même temps qu'il donnait les Lettres galantes, il se livrait à d'autres occupations plus dignes de lui. Ce sera longtemps encore comme sa marque personnelle, de faire succéder le grave et le sévère au plaisant et au frivole. Les Nouvelles de la République des Lettres publiaient, en janvier 1685, l'Éloge de Pierre Corneille, qui reparut, en 1702, avec des changements notables, dans l'Histoire de l'Académie française, de Pellisson et d'Olivet, et qui devint plus tard la Vie de Corneille '. C'était un juste tribut d'admiration que le neveu payait à son oncle, au lendemain même de sa mort, et c'était aussi une façon de riposte que l'auteur dramatique malheureux adressait à ceux qui avaient sifflé son Aspar.

La même année et dans le même journal (septembre et novembre 1685) paraissait un Mémoire sur le nombre Neuf. C'est le premier écrit scientifique de Fontenelle; et, chose curieuse, on dirait moins d'une docte com

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et de quelques-unes des suivantes. Fontenelle cependant les laissa entrer dans les deux dernières éditions de ses œuvres, publiées de son vivant c'était bien s'en reconnaître implicitement l'auteur. Mais il ne put jamais se résoudre à dissiper complètement l'incertitude (Cf. Préface de l'édition de 1742).

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L'Éloge de Corneille n'occupe guère qu'une colonne et demie dans le journal de Bayle, et on n'y trouve pas la célèbre phrase sur l'Imitation de Jésus-Christ, « ce livre, le plus beau qui soit parti de la main d'un homme, puisque l'Évangile n'en vient pas » ; elle ne parut que dans la seconde édition de l'Éloge, insérée dans l'Histoire de l'Académie, de PELLISSON et d'OLIVET. Dans l'édition que Fontenelle donna lui-même de ses œuvres en 1742, la Vie de Corneille est accompagnée de l'Histoire du théâtre français et des Réflexions sur la poétique.

munication que d'une fantaisie et d'un divertissement; c'est ingénieux, piquant, amusant même; c'est presque de l'arithmétique galante, de l'arithmétique de bel esprit. Du moins est-ce la preuve que Lettres galantes et turlupinades ne lui font pas oublier les occupations sérieuses. Il mène tout de front en effet; il fait de la géométrie le matin, des madrigaux le soir, passe de l'une aux autres avec une facilité surprenante, un entrain merveilleux, et se délasse au changement. Iris le repose des théorèmes, et les théorèmes lui font mieux goûter la conversation d'Iris 2.

Lorsque je tiens les horribles écrits

Des successeurs d'Euclide et d'Archimède,
Contre la joie infaillible remède,
Rude supplice aux plus tristes esprits,
Je vois l'Amour, et je suis tout surpris
Qu'il me vient là faire une parenthèse...
Pense un moment, dit-il, à ton Iris;

Tu penseras un peu plus à ton aise...

Les distractions sont peu probables, mais l'alternance est certaine. Il y eut toujours du dilettante chez Fontenelle 3.

En même temps qu'il étudie, il « pense » ; et comme

‚1 Cela ne doit s'entendre, évidemment, que de la façon dont Fontenelle présente son mémoire.

2 Cf. aussi la pièce : « Quand je me jette avec furie Sur l'affreuse géométrie... ", et la Lettre sur le roman de la princesse de Clèves. (1678): « Il vous serait aisé de juger qu'un géomètre comme moi Fontenelle n'a alors que vingt et un ans l'esprit tout rempli de mesures et de proportions, ne quitte point son Euclide pour lire quatre fois une nouvelle galante... »

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3 On connaît les vers de Voltaire, dans le Temple du goût :

Avec Quinault il badinait;

Avec Mairan il raisonnait;
D'une main légère il prenait
Le compas, la plume et la lyre.

le sentiment du respect ne lui est pas inné, - les Dia

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logues en ont fait la preuve, qu'il manie assez bien l'ironie, il dit son mot sur la question religieuse et la révocation de l'édit de Nantes. « De Batavia, dans les Indes orientales, » il envoie à Bayle, qui l'insère naïvement dans son journal et sans y soupçonner la moindre malice, la fameuse Relation de l'île de Bornéo '. Le gouvernement s'émeut; l'auteur court risque d'être mis à la Bastille il se rétracte, et chante en vers la clémence de Sa Majesté et la douceur tolérante des jésuites 2. Il ne récidivera pas, ou du moins, il y mettra

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« Ce que je vais dire paraîtra incroyable et néanmoins est très certain : M. de Fontenelle me l'a dit plus d'une fois. Bayle avait pris cette Relation à la lettre, et non pour une allégorie. Sans cela il se fût bien gardé de l'imprimer sous le nom de M. de Fontenelle, pour lequel il a toujours eu tous les égards possibles, tant à cause de lui-même qu'en considération de MM. Basnage, amis communs de l'un et de l'autre. Mais voici ce que Bayle dit lui-même sur cette singulière méprise, dans sa lettre du 17 octobre 1704 à M. des Maizeaux.

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J'ignorais absolument le sens caché de la Lettre écrite de Bornéo, « que j'insérai dans ma République des Lettres; et personne, non pas « même M. Jurieu ni sa femme, ne devina en ce pays-ci ce que cela « voulait dire. Nous ne le sûmes que lorsque M. Basnage et d'autres « personnes de Rouen se furent réfugiés, et nous apprirent la chose. « Alors nous connûmes combien il eût été facile de découvrir le mystère; « mais quand on ne soupçonne point qu'il y en ait dans une chose, on n'y en cherche point, et par conséquent, quelque facile qu'il soit à << trouver, on ne le trouve point " . TRUBLET, Mercure, avril 1757. Sur les dangers auxquels fut exposé Fontenelle, cf. VOLTAIRE, Lettre sur les Français, t. XLIII, p. 515, éd. Beuchot. Les Nouvelles de la République des Lettres firent suivre la Relation d'une note fort élogieuse sur l'auteur. Fontenelle s'est défendu d'avoir écrit ce morceau; Mairan et de Boisguilbert auraient reçu ses protestations. Cf. Mercure, avril 1757, et LE CAT, Éloge, p. 54. Bayle ne fut pas le seul à se méprendre sur le sens caché de la Relation, et il nous conte (note d'une lettre à Desmaizeaux, 17 octobre 1704) que « M. le Cte Aurelio delli Anzi, prenant cette Allégorie à la lettre, l'a traduite sur une copie défectueuse et l'a publiée dans la deuxième partie de son Genio vagante,qu'il a muni de bonnes approbations de Messieurs les Inquisiteurs du Saint-Office » . Les vers de rétractation de Fontenelle furent insérés dans un mauvais

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