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« L'amant dont je vous parle était d'un caractère fort particulier; et une des principales choses qu'on lui reprochât, c'était cela même qu'il était trop particulier. Il aimait les plaisirs, mais non point comme les autres. Il était passionné, mais autrement que tout le monde. Il était tendre, mais à sa manière. Jamais âme ne fut plus portée aux plaisirs que la sienne, mais il les voulait tranquilles... Il avait une espèce de raison droite et inflexible, mais non pas incommode, qui l'accompagnait presque toujours. On ne gagnait rien. avec lui pour en être aimée : il n'en voyait pas moins les défauts des personnes qu'il aimait. Des soins, des assiduités, des manières honnêtes et obligeantes, des empressements, tant qu'il vous plaira, mais presque point de complaisance, sinon dans les choses indifférentes... Il avait toujours ou un enjouement assez naturel ou une mélancolie assez douce. Dans la conversation, il y fournissait raisonnablement; encore fallaitil qu'elle fût un peu réglée et qu'il raisonnât; car il triomphait en raisonnements; et quelquefois même dans les conversations communes, il lui arrivait d'y placer des choses extraordinaires qui déconcertaient la plupart des gens. Ce n'était pas qu'il n'entendit bien le badinage; il l'entendait même trop finement, il divertissait, mais il ne faisait pas rire. Son extérieur froid lui donnait un air de vanité, mais ceux qui connaissaient son âme démêlaient aisément que c'était une trahison de son extérieur. »

a de fines remarques psychologiques çà et là, et ce n'est pas précisément un plaidoyer en faveur de la constance féminine, quoique la dame ait l'air de trouver ces << successions >> parfaitement naturelles. Du premier jour, Fontenelle fut ironique en matière de sentiment.

C'est possible, mais ce qui est certain, c'est que voilà le portrait de quelqu'un content de lui jusqu'à en être prétentieux. Il a mieux que l'ardeur et l'enthousiasme, qui vont si bien à la jeunesse, mais qui aboutissent trop vite au découragement; il ne fera rien que par raison et par principes; sous une apparence de douceur, sa volonté sera inflexible, parce qu'elle sera très réfléchie et un peu étroite; et rien ne pourra le détourner du but précis qu'il aura assigné à ses efforts. Avec ces qualités ou ces défauts on est sûr d' « arriver » comme nous disons aujourd'hui, et Fontenelle, en effet, n'a pas laissé d'avoir une belle fortune.

Il commence par diriger la finesse naturelle de son esprit vers des sujets moins frivoles que l'Amour noyé, l'Histoire de mes conquêtes ou l'Éloge de Marquès; et les Dialogues des morts anciens et modernes, qui parurent en 1683, montrèrent bien qu'il y avait dans l'ancien rédacteur du Mercure un philosophe, encore trop amoureux sans doute du paradoxe, -ce qui est la façon d'être bel esprit en philosophie, mais un philosophe pourtant, habile à découvrir entre les choses des rapports inattendus, et qui excellait surtout à faire voir la vanité et la sottise des préjugés ou des idées vulgaires. C'est le premier ouvrage sérieux de Fontenelle, et avec lequel il faille vraiment compter.

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Dès le mois de janvier 1683, le Mercure en fait l'éloge. « Vous y trouverez partout un tour fin et délicat, qui vous en rendra la morale très agréable, et je suis persuadé que les dialogues de Socrate avec Montaigne, d'Anacréon avec Aristote, quoique sur des matières sérieuses, ne seront pas moins de votre goût que ceux d'Alexandre avec Phryné et de Sapho avec

Laure. Le mois suivant, l'éloge se précise en même temps qu'il devient plus vif. « Pour les Dialogues des morts, chacun m'accuse de vous les avoir trop peu vantés, et vous ne me surprenez point en me disant qu'ils ont été lus dans votre province avec l'admiration de tout ce que vous y connaissez de gens d'esprit. Ils sont ici dans une estime extraordinaire. La cour, qui a le sentiment très délicat, ne peut se défendre de les applaudir. Ils plaisent aux savants, ainsi qu'au beau sexe, et les plus difficiles à contenter demeurent d'accord 'qu'on n'a rien donné au public depuis fort longtemps où l'utile soit mêlé si finement à l'agréable!». Sans doute, par amitié pour l'auteur et aussi par esprit de coterie, le journaliste exagère et il convient de rabattre de ses louanges. Mais, au mois de mars 1683,

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1 Deux pages après les lignes que nous venons de citer, on voit que l'Artaxerce de l'abbé BOYER est une pièce « remplie de beaux vers >> que « les sentiments en sont grands » et qu'elle « mérite d'être lue avec attention ». Le voisinage est compromettant pour les Dialogues.

Cependant les Nouvelles de la République des Lettres sont aussi élogieuses que le Mercure. « Les Dialogues ont fait tant d'honneur à M. de Fontenelle qu'on s'imagine que, pour prévenir favorablement les lecteurs, il faut leur caractériser par cet endroit-là tout ce qu'il donne au public. Assurément, c'est une fort bonne époque pour sa gloire; et quand il arrive ait, contre toutes les apparences, que ce qu'il publiera désormais n'augmenterait point sa réputation, il trouverait une agréable ressource dans ces Dialogues et il pourrait y renvoyer à coup sûr les gens qui voudraient le bien connaître » . Chaque auteur a son époque favorite, conclut le journaliste, et c'est ici celle de Fontenelle. Les applaudissements donnés à l'ouvrage de Fontenelle excitèrent la jalousie de quelques confrères. Les Dialogues des morts ont eu la destinée des bons livres, dit le Mercure de janvier 1684. Ils ont trouvé des censeurs et j'en ai vu depuis quelques mois trois différentes critiques » ; mais les auteurs « n'ont pu obtenir la permission de rendre public leur emportement ». C'est alors que Fontenelle prit le parti de faire lui-même la critique de son ouvrage, sous un nom d'emprunt : le Jugement de Pluton sur les deux parties des nouveaux dialogues des morts était signé des initiales D. H.

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les Dialogues en étaient à leur seconde édition; au mois d'octobre de la même année, on les avait traduits en italien et en anglais; enfin, preuve incontestable de leur succès, ils firent épanouir toute une floraison d'ouvrages du même genre 1.

Fontenelle était dans le bon chemin; il n'avait qu'à y persévérer pour être sûr de rencontrer sa véritable originalité, l'art de donner une forme brillante, fine et lumineuse à des pensées ingénieuses ou subtiles et à des raisonnements scientifiques. Malheureusement l'intelligence était chez lui plus délicate et plus avertie que le goût, et les Lettres galantes du chevalier d'Her... marquent un recul considérable. De la philosophie, il revenait à la galanterie, et quelle galanterie! et, comme

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1 Cf. dans le Mercure (juillet 1684) un Dialogue des morts entre « Mathieu de Vienne, maréchal de Bourgogne, puis de France, et Jean de Vienne, amiral »; de 1684 à 1686, toute une série de dialogues sur « des choses difficiles à croire » ; le 8° (mars 1686) est sur les oracles, et le 9o (septembre 1686), sur les éclipses et les frayeurs qu'elles causent, Nous avons parcouru ces copies elles sont bien inférieures à l'original, mais l'imitation de Fontenelle est visible. Chose curieuse, rien ne fut prolongé comme le succès des Dialogues : un M. Pesselier en écrit en 1751 et pille outrageusement Fontenelle esprit, tour, expressions même, tout est pris de l'original; Nouveaux dialogues des morts, en 1755, « sans nom d'auteur, ni de ville, ni de libraire » (Année littéraire, XV); mais Fontenelle y est mis à contribution sans le moindre scrupule Manon Lescaut apprend à la femme de Martial comment une femme doit se comporter envers son mari; Callot démontre à Virgile que Scarron lui a rendu service en parodiant l'Énéide : au moins on la lit! etc., etc.; encore de Nouveaux dialogues des morts, d'un certain Percheron, d'Houdan, en Bausse », en 1756; de Velat, en 1757 : d'un anonyme, en 1759; et tous inspirés de Fontenelle, jusque dans les détails. Le président Hénault n'a pu résister au plaisir de faire dialoguer son amie Mme de Flamarens avec Ninon de Lenclos; Remond de Saint-Mard, dans ses Dialogues des Dieux, imite toujours le même modèle tout en le critiquant; et il est enfin probable que les Dialogues des morts de Fontenelle ont inspiré ceux de Fénelon. Fontenelle eut des imitateurs même en Angleterre, et la Gazette littéraire (VI, 1765) annonce une nouvelle édition de Dialogues of the Dead.

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aux beaux jours de ses débuts au Mercure, le disciple de Lucien se retrouvait l'émule de Trissotin et de Mascarille. C'était pis encore. Le badinage était généralement court dans les pièces qu'il insérait au journal. Ici, au contraire, il s'épanouit, il s'étale, il se prolonge avec une espèce d'inconscience singulièrement affligeante. C'est au point que Fontenelle lui-même s'en aperçut - après coup, et refusa de reconnaître publiquement son œuvre.

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La curiosité publique cependant était vivement excitée. Le Mercure, toujours à l'affût des nouvelles et des productions de ce genre, se demande (octobre 1686) quel peut bien être ce mystérieux chevalier d'Her... Il émet d'abord l'hypothèse que c'est quelqu'un qui << a une intrigue avec une jeune personne qui est pensionnaire dans un couvent et qui va souvent l'entretenir à la grille ». Le mois suivant, il reconnaît la fausseté de sa conjecture, imprime la lettre : « Vous voulez bien souffrir, mademoiselle, que je me vante de vous donner de l'esprit... » et déclare qu'il croira sa correspondante « de mauvaise humeur », si elle n'avoue pas après cela que peu de personnes savent écrire aussi galamment ». En décembre 1686, l'enquête sur l'auteur des Lettres galantes continue encore, sans plus de succès. Bientôt le journaliste ne cherche plus et se contente de faire un éloge pompeux de l'ouvrage, à son ordinaire. Le titre en est « simple », dit-il, « et on n'a pas prétendu qu'il imposàt; mais vous aurez le plaisir de voir qu'il vous donne beaucoup, après ne vous avoir rien promis. » Vient alors une comparaison en règle avec d'autres recueils de lettres connus, et l'on devine sans peine à qui le journaliste donne la préférence. « Nous n'avons guère d'autres lettres fran

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