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par plaisir qu'on reste à goûter la conversation de l'autre. Celui-là au moins est vivant, d'une inlassable activité, toujours plein de projets, et capable surtout de parler d'autre chose que de poésie dramatique. Son Ariane (1672) vient de remporter un succès énorme, et l'auteur n'est pas homme à faire fi de la réputation, surtout quand elle vous amène par surcroît de bonnes espèces bien sonnantes. Mais il y a ici-bas autre chose que le théâtre, et d'autres moyens de s'attirer considération et argent. Le journal peut devenir tout aussi productif, et qu'il est donc plus amusant! Un gazetier sait tout ce qu'il est possible d'apprendre; à la cour, à la ville, il a la primeur de toutes les nouvelles; sans doute il inspire encore quelque défiance, mais on lui demande volontiers ses services et il bat monnaie avec la vanité humaine. Donneau de Visé vient de fonder le Mercure Galant, et Thomas Corneille va tout de suite en être l'homme indispensable; ce sera le bras droit du directeur, jusqu'au jour, prochain, où il deviendra son associé. C'est donc par lui que la maison s'emplit de mouvement, de bruit et de nouvelles. Le numéro mensuel du journal se cause d'abord rue de Cléry; et l'on se figure si, de toutes ses oreilles, le neveu écoute ce genre de causerie! Il commence à reconnaître son champ d'opérations, le terrain où il exécutera bientôt ses premières manœuvres, et il en fait son profit.

Thomas n'est pas seulement le plus intéressant des oncles, il peut en être aussi le plus utile. Successivement « protégé de la comtesse de Noailles, de la comtesse de Fiesque, de la duchesse de Montpensier », il a connu chez Mme Deshoulières et fréquenté « Pellisson, Benserade, Ménage, Conrart, Fléchier, Quinault, Per

rault, Charpentier, le duc de La Rochefoucauld, le duc de Montausier, le duc de Saint-Aignan, le duc de Nevers '», partout apprécié pour « ses heureuses qualités, son esprit vif et enjoué », et surtout à cause de «< cette politesse surprenante qu'il conserva jusque dans ses derniers temps, où l'âge devait l'affranchir de beaucoup d'attentions 2 "; et les relations de l'oncle

pourront un jour servir au neveu.

D'autant qu'entre eux la sympathie a été du premier jour fort vive3. Thomas a été ravi de trouver quelquesunes de ses qualités dans le fils de sa sœur, et il est tout disposé à s'intéresser à sa fortune. La vivacité d'esprit du jeune homme, sa curiosité l'émerveillent. Il n'est pas jusqu'à ses goûts scientifiques qui n'achèvent de le séduire, et sur lesquels on ne puisse fonder les plus sérieuses espérances. Car, il n'y a pas à s'y tromper, la science commence d'être à la mode; on ne voit partout qu'apprentis savants; et les dames elles-mêmes n'ont pas honte de se montrer à des leçons d'anatomie ou de physique. Qui mettrait les vérités scientifiques en beau et clair langage serait à peu près assuré de la réputation, et il semble bien qu'il y ait là une jolie situation à conquérir; la chose vaut d'être soigneusement examinée. En attendant, il importe de courir au plus pressé. C'est par le bel esprit que vient la notoriété : il faut cultiver le bel esprit. Certes, le brillant élève des

71-72.

1 REYNIER, Thomas Corneille, p. NICERON, Mémoires, XXIII. On notera, au passage, cette ressemblance frappante entre l'oncle et le neveu.

3

« C'était chez lui (Thomas Corneille) qu'il logeait quand il venait de Rouen à Paris, avant que de s'y être fixé; ce fut chez lui qu'il demeura d'abord, lorsqu'il s'y fixa... Je l'aimais tout fait, m'a-t-il souvent dit de ce ton vrai qu'on lui a connu » . TRUBLET, Mercure, juin 1757.

jésuites est capable de filer agréablement une page de prose, mais peut-être a-t-il encore quelque inexpérience en poésie des conseils, des leçons même lui seraient nécessaires; l'oncle s'institue professeur, et quand il repart pour sa province, l'élève emporte le plan d'un opéra dont il développera quelques scènes à loisir '.

Il emporte surtout l'idée de ne pas y rester longtemps, et d'en revenir le plus tôt possible pour se faire une place dans le monde qu'il vient de découvrir. Il a la fermeté douce, mais opiniâtre; il ne manque ni de savoir-faire ni d'entregent il devait réussir et il réussit en effet.

Non pas tout de suite cependant, et sa jeune réputation eut quelque peine à franchir les limites de sa ville natale. Probablement sur les conseils de son oncle, il voulut faire sanctionner par l'Académie française les jugements de l'Académie des Palinods. Deux pièces furent envoyées par lui aux concours de 1675 et de 1677, la première, sur « la gloire des armes et des lettres sous Louis XIV » ; la seconde, sur « l'éducation de Monseigneur le Dauphin : le prix fut remporté chaque fois par M. de la Monnoye, et Fontenelle dut se contenter d'un accessit 2.

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1 « Mon oncle, ajoutait Fontenelle, dans les dix années qu'il vécut m'apprit tout ce que je sais sur la poétique, et m'indiqua pour mon essai lyrique le sujet de Psyché, qu'il avait traité lui-même en commun avec M. Molière dont il était fort ami. » TRUBLET, Mercure, juin 1757.

jours; mais

2 Dans la première pièce, l'éloge est plat et emphatique et le style n'a guère plus de qualités que l'éloge. La période poétique y est cependant maniée avec une certaine facilité que Fontenelle ne gardera pas touque de prosaïsme! et quels efforts pour éviter le mot propre! Ici dans une tour qu'il fait bâtir exprès, Pour mesurer du ciel les sphères de plus près, Jusques dans le soleil l'art conduit notre vue; S'il a la moindre tache, elle est soudain connue,

Il

Le Mercure galant le dédommagea de sa déconvenue.

y fit ses débuts en 1677. Le neveu de Thomas Corneille ne pouvait pas ne pas être présenté aux lecteurs

Et cet espace immense entre nous et les cieux
N'en peut rien dérober à l'effort de nos yeux.

Cela veut dire que Louis XIV a fait élever l'Observatoire. Voici pour les Invalides :

sans doute

France....

Tes malheureux soldats, dont les corps mutilés
Marquent la noble ardeur qui les a signalés,
Trouvent un doux séjour où, par des soins prodigues,
LOUIS a préparé le prix de leurs fatigues;
Où s'exhale en repos leur sensible douleur
De n'être plus témoins de sa haute valeur,

Et d'apprendre sans cesse, au bruit de ses conquêtes,
Que de nouveaux lauriers couronnent d'autres têtes.

Et l'on peut s'amuser à chercher quel est le monument précis désigné par les vers qui suivent :

Là s'élève un palais pour ces esprits sublimes
Qui, sondant la nature, en percent les abîmes,
Et qui se faisant jour dans leur épaisse nuit,
L'exposent tout entière aux regards qu'elle fuit.
En vain pour y former un invincible obstacle,
Les plus communs effets nous cachent un miracle;
Le secours qu'un monarque a daigné nous offrir
Dans son plus noir chaos nous fait tout découvrir.

La poésie s'acheminait ainsi vers l'art de Delille. — Enfin, il est curieux
de noter dans ce «<< poème » la première expression d'une idée qui sera
particulièrement chère à Fontenelle et qu'il répètera plus tard à satiété.
Qu'importe qu'aujourd'hui la Grèce ne retienne
Que les superbes noms de la Grèce ancienne,
Que des restes donteux et de tristes débris
De ces murs où les arts étalaient tout leur prix?
D'un grand roi pour Paris les bontés souveraines
Consolent l'univers de la perte d'Athènes.

Du premier jour il a pris parti et s'est rangé du côté des modernes contre les anciens. Sans être bien remarquable, la seconde pièce est moins faible d'exécution, si d'ailleurs l'éloge de Louis y est toujours aussi ridiculement exagéré. Boileau y mettait au moins un peu plus d'esprit, surtout un peu plus de conviction; et c'est un singulier plaisir que de relire quelques-unes de ses Épîtres » à côté des Poèmes (< de Fontenelle. (La pièce sur « l'éducation du Dauphin a 100 vers et l'autre 102). Pour excuser cet échec de son grand homme, le bon abbé Trublet rappelle (Mercure, sept. 1757) que Voltaire, lui aussi, fut

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du journal. De Visé s'en chargea ce sont menus services qu'on se rend entre collègues; et l'Amour noyé parut au mois de mai 1677, accompagné de cette note: « Ces vers sont de M. de Fontenelle qui, à l'âge de vingt ans, a déjà plus d'acquis qu'on n'en a d'ordinaire à quarante. Il est de Rouen; il y demeure, et plusieurs personnes de la plus haute qualité qui l'ont vu à Paris avouent que c'est un meurtre de le laisser dans la province. Il n'y a point de science sur laquelle il ne raisonne solidement; mais il le fait d'une manière aisée, et qui n'a rien de la rudesse des savants de profession. Il n'aime les belles connaissances que pour s'en servir en honnête homme; il a l'esprit fin, galant, délicat. »

C'est le premier portrait que nous ayons de Fontenelle il est ressemblant, malgré l'évidente partialité qui l'a inspiré. Qualités et défauts, tout y est nettement indiqué, et on a la ligne exacte d'après laquelle l'écrivain se développera plus tard. Il est « fin» et « galant » :

"

vaincu en 1714, et par un abbé du Jarry, dont un vers cependant commençait par ces mots : Pôles glacés, brûlants... Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que la pièce fut imprimée sans changement dans le Recueil de l'Académie (1714-1747), quoique du Jarry eût corrigé sa méprise dès 1715, et changé ces malencontreux pôles en climats. « Ce dernier mot est juste, remarque naïvement Trublet, mais l'autre était plus poétique, parce qu'il est moins commun. » De telles réflexions en disent long sur l'idée qu'on se faisait de la poésie à cette époque; et le lecteur nous saura gré, sans doute, de mettre sous ses yeux l'anecdote suivante, contée par Trublet dans le même numéro du Mercure. « Un jeune poète vint lire à feu M. Danchet des vers qu'il avait faits sur sa maîtresse. La pièce débutait ainsi :

Maison qui renfermez l'objet de mon amour, etc.

Danchet interrompit le lecteur avec vivacité. « Maison est bas, lui dit-il, trop commun du moins. Il y en a tant d'autres (la langue de l'abbé n'est pas toujours bien sûre) à choisir. Mettez palais, beaux lieux, etc. Mais, répliqua le poète, c'est une maison de force. »

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