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rait dire même, rigoureusement parlant, qu'il n'y a qu'un monde, car la matière n'est rien. Essayez, s'il vous plaît, d'imaginer la matière existant seule, sans intelligence; jamais vous ne pourrez y parvenir.

LE COMTE.

Je pense aussi que personne ne peut nier les relations mutuelles du monde visible et du monde invisible. Il en résulte une double manière de les envisager; car l'un et l'autre peut être considéré, ou en lui-même, ou dans son rapport avec l'autre. C'est d'après cette division naturelle que j'abordai hier la question qui nous occupe. Je ne considé rai d'abord que l'ordre purement temporel; et je vous demandais ensuite la permission de m'élever plus haut, lorsque je fus interrompu fort à propos par M. le sénateur. Aujourd'hui je continue.

Tout mal étant un châtiment, il s'ensuit que nul mal ne saurait être considéré comme nécessaire, et nul mal n'étant nécessaire, il s'ensuit que tout mal peut être prévenu on par la suppression du crime qui l'avait rendu nécessaire, ou par la prière qui a la force de prévenir le châtiment ou de le mitiger.

L'empire du mal physique pouvant donc encore être restreint indéfiniment par ce moyen surnaturel, vous voyez....

LE CHEVALIER.

Permettez-moi de vous interrompre et. d'être un peu impoli, s'il le faut, pour vous forcer d'être plus clair. Vous touchez là un sujet qui m'a plus d'une fois agité péniblement; mais pour ce moment je supends męs questions sur ce point. Je voudrais seulement vous faire observer que vous confondez, si je ne metrompe, les maux dus immédiatement aux fautes de celui qui les souffre, avec ceux que nous transmet un malheureux héritage. Vous disiez que nous souffrons peut-être aujourd'hui pour des excès commis il y aplus d'un siècle; or, il me semble que nous ne devons point répondre de ces crimes, comme de celui de n'os premiers parents. Je ne crois pas que la foi s'étende jusque là; et, si je ne me trompe, c'est bien assez d'un péché originel, puisque ce péché seul nous a soumis à toutes les misères de cette vie. Il me semble donc que les maux physiques qui nous viennent par héritage n'ont rien de commun avec le gouvernement temporel de la Providence.

LE COMTE.

Prenez garde, je vous prie, que je n'ai point insisté du tout sur cette triste hérédité, et que je ne vous l'ai point donnée comme une preuve directe de la justice que la Providence exerce dans ce monde. J'en ai parlé en passant comme d'une observation qui se trouvait sur ma route; mais je vous remercie de tout mon coeur, mon cher chevalier, de l'avoir remise sur le tapis, car elle est très digne de nous occuper. Si je n'ai fait aucune distinction entre les maladies c'est qu'elles sont toutes des châtiments. Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d'une manière secondaire. Je ne crois pas qu'en votre qualité de chrétien, cette idée lorsqu'elle vous sera développée exactement, ait rien de choquant pour votre intelligence. Le péché originel est un mystère sans doute; cependant si l'homme vient à l'examiner de près, il se trouve que ce mystère a, comme les autres, des côtés plausibles, même pour notre intelligence bornée. Laissons de côté la question théologique de l'imputation,

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qui demeure intacte, et tenons-nous-en à cette observation vulgaire, qui s'accorde si bien avec nos idées les plus naturelles, que tout être qui a la faculté de se propager ne saurait produire qu'un étre semblable à lui. La règle ne souffre pas d'exception; elle est écrite sur toutes les parties de l'univers. Si donc un être est dégradé, sa postérité ne sera plus semblable à l'état primitif de cet être, mais bien à l'état où il a été ravalé par une cause quelconque. Cela se conçoit très clairement, et la règle a lieu dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral. Mais il faut bien observer qu'il y a entre l'homme infirme et l'homme malade la même différence qui a lieu entre l'homme vicieux et l'homme coupable. La maladie aiguë n'est pas transmissible; mais celle qui vicie les humeurs devient maladie originelle, et peut gåter toute une race. Il en est de même des maladies morales. Quelques-unes appartiennent à l'état ordinaire de l'imperfection humaine; mais il y a telle prévarication ou telles suítes de prévarication qui peuvent dégrader absolument l'homme. C'est un péché originel du second ordre, mais qui nous représente, quoique imparfaitement, le premier.

De là viennent les sauvages qui ont fait dire tant d'extravagances et qui ont surtout servi de texte éternel à J.-J. Rousseau, l'un des plus dangereux sophistes de son siècle, et cependant le plus dépourvu de véritable science, de sagacité et surtout de profondeur, avec une profondeur apparente qui est toute dans les mots. Il a constainment pris le sauvage pour l'homme primitif, tandis qu'il n'est et ne peut être que le descendant d'un homme détaché du grand arbre de la civilisation par une prévarication quelconque, mais d'un genre qui ne peut plus être répété, autant qu'il m'est permis d'en juger; car je doute qu'il se forme de nouveaux sauvages.

Par une suite de la même erreur on a pris les langues de ces sauvages pour des langues commencées, tandis qu'elles sont et ne peuvent être que des débris de langues antiques, ruinées, s'il est permis de s'exprimer ainsi, et dégradées comme les homines qui les parlent. En effet, toute dégradation individuelle ou nationale est sur le champ annoncée par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage. Comment l'homme pourrait-il perdre une idée ou seulement la rectitude d'une idée sans perdre la parole ou

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