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DE SAINT-PÉTERSBOURG,

Ou Entretiens

SUR LE GOUVERNEMENT TEMPOREL

DE LA PROVIDENCE.

PREMIER ENTRETIEN.

Au mois de juillet de 1809, à la fin d'une journée des plus chaudes, je remontais la Néva dans une chaloupe, avec le conseiller privé de T***, membre du sénat de SaintPétersbourg, et le chevalier de B***, jeune Français que les orages de la révolution de son pays et une foule d'évènements bizarres avaient poussé dans cette capitale. L'estime réciproque, la conformité de goûts, et quelques relations précieuses de services et d'hospitalité, avaient formé entre nous une liaison intime. L'un et l'autre m'accompagnaient ce jour-là jusqu'à la maison de campagne où je

passais l'été. Quoique située dans l'enceinte de la ville, elle est cependant assez éloignée du centre pour qu'il soit permis de l'appeler campagne et même solitude; car il s'en faut de beaucoup que toute cette enceinte soit occupée les bâtiments; et quoique les vides qui se trouvent dans la partie habitée se remplisent à vue d'œil, il n'est pas possible de prévoir si les habitations doivent un jour s'avancer jusqu'aux limites tracées par le doigt hardi de Pierre Ier.

par

Il était à peu près neuf heures du soir; le soleil se couchait par un temps superbe; le faible vent qui nous poussait expira dans la barque que nous vimes badiner. Bientôt le pavillon qui annonce du haut du palais impérial la présence du souverain, tombant immobile le long du mât qui le supporte`, proclama le silence des airs. Nos matelots prirent la rame; nous leur ordonnâmes de nous conduire lentement.

Rien n'est plus rare, mais rien n'est plus enchanteur qu'une belle nuit d'été à SaintPétersbourg, soit que la longueur de l'hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier; soit que réellement, comme je le crois,

elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux cliinats.

Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l'occident, et ne laisse après lui qu'un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque environné de vapeurs rougeâtres roule comme un char énflammé sur les sombres forêts qui couronnent l'horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l'idée d'un vaste incendie.

Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au sein d'une cité magnifique : ses eaux limpides touchent le gazon des iles qu'elle embrasse, et dans toute l'étendue de la ville elle est contenue par deux quais de granit, alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands canaux qui parcourent la capitale, et dont il n'est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l'imitation.

Mille chaloupes se croisent et sillonnent l'eau en tous sens on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l'ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les pro

ductions de l'univers. Les brillants oiseaux d'Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d'orangers: ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l'ananas, le citron, et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Russe opulent s'empare des richesses • qu'on lui présente, et jette l'or, sans compter, à l'avide marchand.

Nous rencontrions de temps en temps d'élégantes chaloupes dont on avait retiré les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

Près de nous une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants. Un baldaquin cramoisi, garni de franges d'or, couvrait le jeune couple et les parents. Une musique russe, resserrée entre deux files de rameurs, envoyait au loin le son de ses bruyants cornets. Cette musique n'appartient qu'à la Russie, et c'est peut-être la seule chose particulière à un peuple qui ne soit pas ancienne. Une foule d'hommes vivants ont connu l'inventeur, dont le nom réveille constamment dans sa patrie l'idée de

l'antique hospitalité, du luxe élégant et des nobles plaisirs. Singulière mélodie! emblême éclatant fait pour occuper l'esprit bien plus que l'oreille. Qu'importe à l'œuvre que les instruments sachent ce qu'ils font? vingt ou trente automates agissant ensemble produisent une pensée étrangère à chacun d'eux; le mécanisme aveugle est dans l'individu : le calcul ingénieux, l'imposante harmonie sont dans le tout.

La statue équestre de Pierre Ier s'élève sur le bord de la Néva, à l'une des extrémités de l'immense place d'Isaac. Son visage sévère regarde le fleuve et semble encore animer cette navigation, créée par le génie fondateur. Tout ce que l'oreille entend, tout ce que l'oeil contemple sur ce superbe théâtre n'existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir d'un marais tant de monuments pompeux. Sur ces rives désolées, d'où la nature semblait avoir exilé la vie, Pierre assit sa capitale et se créa des sujets. Son bras terrible est encore étendu sur leur postérité qui se presse autour de l'auguste effigie: on regarde, et l'on ne sait si cette main de bronze protége ou menace.

A mesure que notre chaloupe s'éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de

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