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lui inspirait son directeur et, considérant le plaisir qu'elle trouvait à lui ouvrir son âme comme une tentation, elle songeait à prendre un directeur moins illustre et moins aimé1. Que fait Bossuet en cette circonstance? Qu'on songe qu'il avait soixante ans, et que madame d'Albert en pouvait bien avoir cinquante au moins. Bossuet fait ce que tout homme sage eût fait à sa place; sans heurter de front le scrupule de madame d'Albert, il le dissipe doucement et passe outre. Voici sa lettre, d'où on a peine à comprendre qu'on ait pu songer à tirer quelque soupçon sur la parfaite pureté et la parfaite prudence de celui qui l'a écrite :

<< L'autre point que vous m'expliquez ne doit non plus vous embarrasser, après les résolutions que vous avez eues sur cela de M. l'abbé de la Trappe et moi. A la vérité, je ne voudrais pas exciter ces tendresses de cœur directement; mais quand elles viennent ou par elles-mêmes, ou à la suite d'autres dispositions qu'il est bon d'entretenir et d'exciter, comme la confiance et l'obéissance, et les autres de cette nature, qui sont nécessaires pour demeurer ferme, et avec un chaste agrément sous une bonne conduite, il ne faut nullement s'en émouvoir, ni s'efforcer à les combattre ou à les éteindre ; mais les laisser s'écouler et revenir comme elles voudront

« C'est une condition de l'humanité, de mêler les choses certainement bonnes avec d'autres qui peuvent être suspectes, douteuses, mauvaises même si l'on veut. Si par la crainte de ce mal on voulait ôter le bien, on renverserait tout, et on

Bossuet a parfaitement caractérisé cette âme à la fois tendre et pure, innocente et agitée, dans ces derniers mots de l'épitaphe qu'il voulut composer lui même pour honorer son tombeau :

« Elle joignit la paix de l'innocence

Aux saintes frayeurs d'une conscience timorée. »

(Voir l'épitaphe tout entière, tom. XI, pag. 530.)

2 Elle avait prononcé ses vœux le 8 mai 1664, et la lettre dont il s'agit est du 26 décembre 1691.

ferait aussi mal que celui qui, voulant faucher l'ivraie, emporterait le bon grain avec elle. Laissez donc passer tout cela, et tenez-vous l'esprit en repos dans votre abandon.

« Je vous défends d'adhérer à la tentation de quitter, ou à celle de croire qu'on soit fatigué ou lassé de votre conduite, puisqu'en effet on ne l'est pas, et on ne le sera jamais, s'il plaît à Dieu; car il ne faut jamais abandonner, ni se relâcher dans son œuvre.

<<< Pour vous dire mes dispositions, autant qu'il est nécessaire pour vous rassurer, je vous dirai qu'elles sont fort simples dans la conduite spirituelle. Je suis conduit par le besoin je ne suis pas insensible, Dieu merci, à une certaine correspondance de sentiments ou de goûts; car cette indolence me déplaît beaucoup, et elle est tout à fait contraire à mon humeur; elle ferait même dans la conduite une manière de sécheresse et de froideur, qui est fort mauvaise. Mais quoique je sente fort ces correspondances, je ne leur donne aucune part dans le sein de la direction, et le besoin règle tout. Au surplus, je suis si pauvre que je n'ai jamais rien de sûr, ni de présent. Il faut que je reçoive à chaque moment, et qu'un certain fond soit excité par des mouvements dont je ne suis pas le maître. Le besoin, le besoin, encore un coup, est ce qui me détermine. Ainsi tout ce qu'on sent par rapport à moi, en vérité ne m'est rien de ce côté-là, et il ne faut pas craindre de me l'exposer; parce que cela n'entre en aucune sorte dans les conseils, dans les ordres, dans les décisions que j'ai à donner'.

« Je vous ai tout dit; profitez-en, et ne vous laissez point

'Bossuet écrivait à la sœur Cornuau : « Je n'ai rien de particulier à vous dire sur vos dispositions par rapport à moi. Il me semblerait seulement qu'il n'y faut pas prendre garde de si près, à cause de la liaison du ministère avec Dicu et ses plus vives opérations » (p. 459 ).

Quelque temps après :«Il faut beaucoup prier Dieu durant cette octave pour les âmes qui s'attachent trop à leur directeur. J'en ai ici un exemple qui me fait beaucoup de peine » (p. 478).

ébranler: ce serait une tentation trop dangereuse, à laquelle je vous défends d'adhérer pour peu que ce soit. Je prie Dieu, ma chère fille, qu'il soit avec vous. >>

(26 déc. 1691; t. XI, p. 423.)

Ce qui achèverait au besoin de justifier Bossuet, c'est la fermeté avec laquelle il repousse un autre scrupule de la noble religieuse elle voulait revenir sans cesse sur certaines fautes passées qui pesaient sur sa conscience.

<< Ne vous inquiétez point de ces choses de votre vie passée, dont vous avez dessein de vous confesser de nouveau à moi cela mème n'est pas nécessaire (p. 470).

« Pour le passé, la revue que vous m'avez faite a été bien faite de votre part et très-bien entendue de la mienne. La répétition que vous en avez faite à votre dernière confession m'a suffisamment remis les choses que vous m'aviez dites, et assez pour donner matière à l'absolution. Ainsi je vous défends tout retour et toute inquiétude sur cela, et de vous en confesser de nouveau ni à moi, ni à d'autre » (p. 423).

Est-il bien possible qu'on ait cherché à ternir cette pureté? Pour nous, nous nous sentons incapable, après avoir lu et relu les lettres de direction de Bossuet, de faire autre chose que nous incliner profondément devant cette merveilleuse alliance de la bonté et du génie, de la simplicité et de la grandeur.

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